Thibaut Cuisset
Syrie, une terre de pierre
La chambre photographique de Thibaut Cuisset a sillonné le pays de Cham. Son oeil aussi, mais l’oeil et la machine ont des ressorts et des empreintes variables, en vertu des lois et des règles de chacun. Le transport du corps et de ses organes s’opère dans un mouvement sans commune mesure avec la respiration profonde d’un engin dont l’installation réclame patience et inertie, insouciant de l’instantanéité tourmentée de notre époque.
La prise de vue génère des segments de temps et d’espace aussi longs que lents, où la couleur dessine ses propres courbes de niveaux dans un paysage plus ou moins invisible à notre oeil raccourci. Ce type de capture est devenu la marque de fabrique de Thibaut Cuisset. La valeur de la lumière, l’épaisseur de l’atmosphère, la coupe de l’espace, la profondeur d’un moment: ce qu’il faut pour mesurer la taille d’une pensée dans un endroit donné. En fait, le temps et l’espace sont des critères relatifs, quand l’état est une valeur absolue.
S’il existe un lieu où l’état réside dans la couleur, c’est bien au Machreq et dans les pays du Golfe. Un ami syrien vous saluera familièrement par «chlonak» (au masculin), expression résultant de la contraction de «chou» (quoi) et «ionak» (ta couleur), et qui signifie «quelle est ta couleur aujourd’hui ?». Littéralement en référence à la teinte flétrie d’une peau malade, «chlonak» intéresse au figuré les couleurs de l’âme, et votre réponse exprimera celle de votre humeur, de votre état présent. La nature comme la culture ne donnent pas une réponse différente en Syrie, dans une polymorphie surprenante pour le visiteur ignorant.
Terre, vert, mer, steppe, montagne, plaine, ravin, fleuve, tout est Verbe en ce pays, et partout affleure une nature mâtinée de culture — opaque, il faut bien dire, à celui qui n’en relève pas — et qui parle à Dieu. Maisons et plantations n’existeraient pas sans Sa volonté car rien ne saurait surgir de terre sans cette bénédiction accompagnatrice. Cette caution possiblement divine rend tout son effet dans les paysages lunaires où les lotissements ne semblent prendre ni eau ni racine; ils poussent par la cime et se diffusent au sol comme une atmosphère solide.
Sur ces sols sont passés des siècles de maçonneries et d’êtres vivants, le tout dans un incessant transport jusqu’aux quadrilatères de béton armés d’aujourd’hui, hérités de l’architecture de synthèse du Golfe, qui viennent heurter sur les côtes syriennes les constructions balnéaires tournées vers la Méditerranée. Un paysage couleur pierre émaillé de dissidences colorées, un paysage en tout cas mal imaginé par l’Occident.
Un dîner entre amis suffit à donner une jauge assez réaliste de la connaissance moyenne de la Syrie en Occident; pas de quoi monter un quiz. La plupart des souvenirs s’ancrent au XIIIe siècle avant JC avec la naissance de l’alphabet ugaritique. Plus avant, les Phéniciens connaissent un succès d’estime, tandis que les temps les plus récents distribuent les clichés entre le barbouze moustachu lunetté et portant kalaschnikov, et l’islamiste radical, l’un et l’autre faisant un barrage fantasmatique à des réalités aussi dures qu’elles sont délicates à évaluer à notre aune culturelle.
Quand il est français, le convive moyen a oublié — s’il ne l’a jamais su — que l’Etat français a géré le destin de la Syrie entre 1920 et 1943. Bien peu d’images de cette terre vaguement promise (au temps des Croisés) sont arrivées jusqu’à nous, sinon les chromos, tantôt idylliques tantôt tragiques, du fleuron colonial qu’a été le Liban échappé de la Grande Syrie. Entre l’infortunée Palestine et l’antique paradis phénicien, le bout du bout de la Méditerranée a accepté avec suffisance d’être ignoré du reste de monde, dans un repli social et économique dont la Syrie revient depuis une poignée d’années.
Inlassablement étudiée sous toutes ses coutures par les chercheurs de l’Institut Français du Proche-Orient (IFPO), cette terra relativement incognita renvoie cependant peu d’écho de l’intense carrefour de cultures et d’influences qu’elle constitue aujourd’hui, comme elle le fut hier. Rester soi en absorbant ce qui passe, ce qui change, ce qui va; tel est le projet séculaire de la Syrie, un état immuable et changeant qui a pénétré la chambre photographique de Thibaut Cuisset et qui règne sans le moindre partage sur ses images.
Article sur l’exposition
Nous vous incitons à lire l’article rédigé par Alexandrine Dhainaut sur cette exposition en cliquant sur le lien ci-dessous.
critique
Syrie, une terre de pierre