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Sylvie Blocher : Living Pictures and Other Human Voices

Des vidéos dans lesquelles des gens se mettent en scène, se racontent, s’exposent. Au centre du dispositif, la scène et l’image comme lieu et comme moyen de paroles, d’échanges, de communication, de réunion. Beaucoup d’extraits commentés par l’artiste et d’essais de critiques entrouvrent les portes d’un travail bien particulier.

— Auteurs : Enrico Lunghi, Hou Hanru, Sylvie Blocher, Éric Michaud, Aline Caillet, Thierry de Duve, Régis Michel, Paul Ardenne, Noëllie Roussel
— Éditeurs : Casino Luxembourg — Forum d’art contemporain, Luxembourg / Actes sud, Arles
— Année : 2002
— Format : 28,50 x 24,50 cm
— Illustrations : nombreuses, en couleurs et en noir et blanc
— Pages : 226
— Langues : français, anglais
— ISBN : 2-7427-4143-7
— Prix : 44 €

Une scène politique
par Aline Caillet (extrait, p. 115 et 117)

La communauté hante les Living Pictures. Celle, fictive, des faux groupes [« Il existe deux types d’activités Living Pictures. Dans la première, je m’intéresse à des faux groupes, des communautés fictives : habitants d’un même immeuble, artistes d’une même galerie, personnes d’une même profession, étudiants d’une même université, etc. » Sylvie Blocher, « Entretien avec Ami Barak », in Them(selves), Toronto : Art Gallery of University, Montpellier : Frac Languedoc-Roussillon et Sylvie Blocher, 1998], accusant l’identification à un corps collectif absent. Celle, déguisée, de la culture moderne de l’entertainment, anonyme, sans sujets et sans dessein. Mais aussi celle, immanente, reconstruite à partir du JE NOUS SOMMES [Sylvie Blocher, « Réponses à Thierry de Duve », Trafic, n°23, 1997 : « La question politique d’un NOUS non fusionnel où le JE (pluriel) pourrait exister est une activité utopique et naï;ve que je revendique depuis longtemps ». Cette idée d’un NOUS non fusionnel apparaît en effet dès Nuremberg 87, film tourné avec Gérard Haller, et se développe dans le séminaire de Sylvie Blocher, L’Adresse, organisé à l’École nationale des Beaux-Arts de Cergy, en 1995.] : un collectif dans lequel chacun se nommerait et se compterait… en commençant par prendre la parole.

Politique, la parole l’est autant dans sa matière que dans sa forme. La tragédie antique, paradigme de l’agora, nous rappelle que la revendication s’inscrit toujours dans une mise en scène, un théâtre, où se mettent en jeu l’égalité et la légitimité de l’être parlant [La figure d’Antigone est à ce titre fondatrice : le désordre ne tient pas tant au sens de sa revendication — enterrer son frère en dépit de sa trahison — qu’à son audace : oser, en tant que femme, nièce du roi, sœur du félon, s’inscrire au cœur de la décision politique. Forme que l’on retrouve aussi dans Le Mariage de Figaro de Beaumarchais, dont l’impudence d’égal à égal, de disputer au comte la femme qu’il convoite.]. S’affirmer comme ayant-droit et ayant-part à la discussion alors même que l’on en est exclu, c’est, au-delà de ce qui est clamé, reconfigurer le partage qui prévalait entre le mutisme et la parole, le cri et l’élocution, et constituer une nouvelle scène. La révolte des esclaves s’amorce dans le cri ou le murmure, déclaration de l’être — comme — parlant, proclamant un nouvel agencement du commun.

Les Living Pï;ctures : une scène politique ? Si, comme nous y conduit le théâtre antique, la configuration esthétique qui consigne la parole est corrélée à une conception politique de la communauté et si l’esthétique, aux sources du politique, consiste, selon les analyses de Jacques Rancière, à mettre en « communication des régimes séparés d’expression » [in, La Mésentente, Paris : Éd. Galilée, 1995, p. 88], les Living Pictures élaborent cette scène de parole où peuvent se jouer et se déjouer un nouveau rapport à soi et à l’autre, à soi et à son corps, opérant une nouvelle partition entre le propre et le commun.

Comment mettre en scène [dans le sens, usuel, de scénographie, mais aussi dans son sens littéral de porter sur la scène] une communauté de parole ? Comment rendre la parole aux images [Sylvie Blocher, « Le double touché, or : Gendering the Address », in Time and Image, Carolyn Gill (dir.), New York : Ed. Gill; Manchester : Manchester University Press, 1997] sans « faire parler les gens », extorsion toujours suspecte [C’est là le régime télévisuel de la communication spectaculaire, tendance reality show de l’instrumentalisation politique et démagogique de la parole « des vrais gens », mais aussi, sous couverts d’intentions au demeurant louables, de certaines pratiques artistiques participatives ou relationnelles qui, en invitant les gens à s’exprimer, entendent restaurer un lien social moribond, semblant ignorer que celui-ci relève d’une construction commune et non d’un simple échange de bonnes paroles.]

Versant tantôt dans le tropisme de la communion, tantôt dans celui de la domination autoritaire, les dispositifs formels courants qui accueillent le dire se révèlent bien souvent inaptes à le produire. Ainsi du mode trompeur de l’intimité soudainement exhibée ou de la complicité, telle que la télévision — mais aussi parfois l’art — peuvent la simuler : la parole s’ordonne alors à l’expression de la subjectivité, installant une fausse connivence, source d’une projection illusoire, rassurante, dans un monde commun partagé. Ainsi encore du cérémonial propre à la confession : face à face tranchant, aveu sous contrôle où la divulgation du secret s’assimile au rapt autoritaire.

Oscillant de la fusion perfide — où la sollicitude à l’égard de l’individualité n’est que prétexte à sa dissolution —, à la domination explicite, assumée, le commun se désagrège dans l’uniformisation; nivelages entrepris en vue de l’indispensable « cohésion ».

La force des Modèles des Living Pictures tient peut-être précisément au fait qu’ils ne nous disent rien : rien qui vaille le coup d’être entendu. Ni communication, ni communion; ni confidences, ni confession : une vacuité du dire qui met en avant leur seul statut d’être parlant, rendu possible par la configuration scénique.

Structurée par L’Adresse à l’Autre, les Living Pictures investissent une toute autre région de la parole, en rupture avec la forme classique de l’échange et de la conversation privée. Là où celle-ci, perverse en ce sens, tend toujours à éclipser le dire, à l’instrumentaliser et à élimer ses aspérités au nom de l’impératif communicationnel ou du rapport de force qu’il recouvre — le discours comme manipulation, persuasion —, l’Adresse, signifiant au sens propre émettre des paroles, s’offre au contraire comme l’occasion de réintroduire l’égalité en lieu et place de la domination et de renouer avec l’équivoque, constitutive du langage.

Quoique toujours à l’endroit et à destination d’autrui, le mouvement de l’Adresse requiert sa mise hors-champ, chemin inverse au dialogue, fondé sur le rapprochement des interlocuteurs [ce en quoi le dialogue a toujours lieu entre alter ego, entre ceux qui se sont déjà reconnus mutuellement comme interlocuteurs.]. Sollicitant la reconnaissance de l’Autre, elle est d’abord présentation de soi, moment solennel, courageux — et donc empreint de maladresses — qui permet de recouvrer son propre espace de parole, de construire l’espace de la narration, de s’annoncer, avant même toute déclaration.

Simple mise en paroles — comme l’on dirait mise en images [et en cela en rupture avec toute mise en scène spectaculaire et/ou voyeuriste de la parole de l’autre.] —, récusant tout montage qu écarterait les silences et les lenteurs, les Living Pictures esquissent ainsi formellement les contours d’une nouvelle communauté de parole, non plus établie sur l’annexion de l’autre et sur la fluidité du message, mais faite de dissemblances, de disjonctions et de ruptures dont témoignent les vacances dans le dire, les hésitations et les balbutiements des Modèles.

Régime public de la parole [L’Adresse est en effet publique en son principe puisqu’elle consiste à créer une scène de parole commune, là où le dialogue s’opère dans la rencontre entre deux individualités.], l’Adresse permet d’opérer une conversion de l’affect et de la posture, moment critique où non pas quelque chose se dit ou est divulgué [divulguer un secret consiste à le rendre public, par opposition à confidentiel, mais ne le transforme pas de facto en « chose publique »], mais devient affaire commune, se lie au commun [Living Pictures For Ever (installation vidéo, 2000) est la pièce la plus révélatrice de cette conversion, et peut-être, sur ce plan, la plus aboutie. On s’aperçoit en effet que la rencontre parents/enfants n’est pas l’occasion de se dire ce que l’on s’est toujours caché, mais de l’exposer publiquement, afin de le considérer ensemble, autrement. L’intervention du fils annonçant devant sa mère qu’il avait « raconté partout qu’[elle était] morte » constitue à ce sujet une curieuse mise en abîme. Pourquoi propager une telle rumeur si ce n’est pour qu’elle l’apprenne par quelqu’un d’autre que lui ? Et pourquoi dire sur scène ce qu’il avait déjà répandu dans toute la ville ? Le film Festen de Thomas Vinterberg procède de façon similaire : le fils aîné prend publiquement la parole lors d’un repas de famille pour « révéler » ce que tous savent déjà : l’enjeu se situant alors dans « partager tout ceci avec la famille » ou « régler ces choses en privé ».]; fléchissement renouant avec le sens originel de l’être-ensemble politique, entendu comme « un être-entre : entre des identités, entre des mondes », bâti sur « la construction des liens qui rattachent le donné au non-donné, le commun au privé, le propre à l’impropre » [Jacques Rancière, op. cit., p. 186-187].

(Texte publié avec l’aimable autorisation des éditions du Casino Luxembourg)

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