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Sylvie Blocher (Biennale de l’Urgence)

Pour Sylvie Blocher, participer à la Biennale de l’Urgence était une évidence. De fait, au cœur de son travail se tient l’engagement auprès des populations en déshérence, la volonté de ne pas les laisser dans l’abandon où elles se trouvent.

Par Anne Malherbe

Sylvie Blocher, née en France, est basée à Saint-Denis. En 1991, elle crée le concept «Je Nous Sommes», et, en 1993, celui de ULA (Universal Local Art) ; elle entreprend alors une série de vidéos intitulées les Living Pictures.
En 1997, avec l’architecte-urbaniste François Daune, elle monte le collectif Campement Urbain, qui reçoit en 2002 le prix international de la Fondation Evens, Art/Community/Collaboration.
Elle expose dans de nombreux musées à travers le monde et lors de manifestations internationales comme la Triennale de New Dehli, en 2005, ou encore la Biennale de Venise, en 2003 (dans « Zone d’Urgence » — commissaire : Hou Hanru).

Anne Malherbe. Comment avez-vous reçu la proposition d’Evelyne Jouanno et de Jota Castro ?
Sylvie Blocher. Lorsque Évelyne et Jota ont envoyé leur proposition aux artistes, je n’étais pas joignable ; j’étais en Inde, à la Triennale de New Delhi. Qu’ils m’aient inscrite d’office sur leur liste, cela voulait dire qu’on se connaissait et que l’on ne pouvait être que des alliés dans cette aventure. Cela m’a touchée.
Je sais que certains artistes ont refusé. Moi je suis totalement en accord avec leur proposition. Accepter, ce n’était pas seulement leur montrer mon amitié, c’était participer à une initiative courageuse, trop rare du côté des arts plastiques.

Parlez-moi de votre contribution
Je suis rentrée juste avant le départ de la première valise. Que pouvais-je y mettre ? Je n’avais plus le temps de réaliser quelque chose. Or, dans ce genre de situation, l’enjeu éthique, esthétique et politique est lourd à porter. Cela devait partir à Grozny : il ne fallait pas être maladroite, pédagogique, ou faire un geste pouvant être mal interprété. Nous, on est dans un pays où la liberté d’expression veut encore dire quelque chose et l’on est submergé face à une tragédie comme celle des Tchétchènes.

Sous quelle forme ces intentions se sont-elles concrétisées ?
Immédiatement m’est venue à l’esprit une femme de l’une de mes vidéos montrée à la Biennale de Venise en 2003. Cette vidéo a été tournée avec cent habitants du quartier des Beaudottes, à Sevran, pour accompagner le projet «JE (&) Nous», que nous montons encore actuellement avec Campement Urbain. J’avais demandé aux habitants qui le désiraient d’écrire une phrase, qu’ils gardent habituellement sous secret, et qu’ils auraient le désir ou le courage de révéler. Chaque phrase a été imprimée sur un T-shirt qu’ils ont porté devant la caméra, en nous regardant en silence.
C’était incroyable la dignité qu’ils avaient devant la caméra, une dignité radicale et irréductible. Cette femme avait écrit une phrase belle et terrible à la fois : «Je veux un mot vide que je puisse remplir». Elle est musulmane, a plusieurs enfants et un mari qu’elle n’a pas choisi. Elle aurait voulu être poète. Son regard me trouble, comme chargé du poids de l’humanité. Elle ne pleure pas, elle n’accuse pas, mais elle porte en elle une tragédie. Dans sa phrase, il me semblait qu’on pouvait reconnaître beaucoup d’autres tragédies. L’intimité de cette phrase est universelle.

Il a fallu adapter ce travail pour la Biennale de l’Urgence ?
Le moment de la traduction reste un souvenir très fort. Pour traduire la phrase, j’ai demandé à Issita, une femme tchétchène réfugiée en France. Elle était ethnologue en Tchétchénie pour les Nations Unies. Son mari a été exécuté par les Russes, son fils a été très violemment battu. Elle a été touchée par cette phrase. Elle l’a trouvée forte et voulait d’autres avis pour la traduction. Elle m’a d’abord expliqué la façon dont la langue Tchétchène avait été sans cesse malmenée au cours des siècles. Finalement nous avons opté pour le cérylique pour que les Russes puissent aussi la lire. Elle voulait surtout traduire la phrase en rapport avec la culture tchétchène. Elle a donc fait appel à deux personnes, un linguiste et un poète. Il y avait la difficulté du «mot vide» qui, en tchétchène, signifie un mot «stupide». Ils ont traduit par une expression qui veut dire que «l’on peut y mettre tout ce qu’on a sur le cœur», c’est-à-dire tout ce qu’on ne peut pas dire. Puis j’ai sorti une image vidéo.

Comment situez-vous l’intervention des artistes par rapport à la réalité de la Tchétchénie ?
Il n’y a pas eu d’exposition en Tchétchénie depuis plus de quinze ans. Nous, les artistes «à l’extérieur du pays», nous pouvons avoir « un rôle de témoins», de soutien, même s’il est impossible de se rendre sur place.
J’ai des origines tchèques et cette situation me rappelle un épisode de la «Révolution de velours». Il y a eu trois jours très difficiles avant la nomination de Vaclav Havel, car l’armée avait placé des chars sur l’autoroute à l’entrée de Prague. Par le bouche-à-oreille, toute la population avait fait passer le message selon lequel toute personne ayant une connaissance à l’étranger devait lui dire de venir immédiatement. Des milliers de «témoins», dont je faisais partie, ont déboulé des quatre coins de la planète! C’était inouï; : une idée très simple se transformant en une arme pour la démocratie.
Par rapport à la Tchétchénie, nos œuvres sont comme des «balises de repérage» qui disent qu’on ne les oublie pas là-bas. Contrairement à ceux qui pensent que ça ne sert à rien, l’art peut encore servir à ça : à témoigner. Des gens ont pris des risques énormes pour faire passer nos œuvres à frontière, et au Palais de Tokyo, sous couvert de nos travaux, le comité Tchétchène peut prendre la parole tous les jours. C’est rassurant que le Palais de Tokyo ait accepté, même si c’est par le biais de l’exposition de Jota Castro. Il ne s’aligne pas sur la position du gouvernement français.
Tout cela est d’autant plus important que là-bas, les gens se sentent abandonnés. Les manifestations pour la Tchétchénie, à Paris, ne rassemblent guère plus de deux cents personnes : il y a des pays qu’on défend, d’autres pas. La violence de la Russie démocratique est inouï;e. Poutine n’en est que le reflet. Les Tchétchènes sont de moins en moins nombreux. On les extermine, on tue leur président élu démocratiquement, et l’on veut nous faire croire que c’est une affaire intérieure à la Russie. Si la violence ne cesse pas, la Tchétchénie risque d’en arriver à des extrémismes dramatiques ou de disparaître totalement.
J’espère que l’exposition va tourner dans le monde et que grâce à cela les Tchétchènes et ceux qui luttent pour leurs droits pourront poser leurs tracs et plaider leur cause.

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