Tout d’abord le noir poreux, dense, enveloppant. Un ciel bas, nuage d’ampoules électriques qu’on devine – des éclairs le traversent. Comme dotées d’une respiration propre, ces grappes d’ampoules laissent passer le courant par intensités variables. Leur jeu incertain, imprévisible, dévoile un corps : Bernardo Montet est là , lourde présence, apparition compacte, brève et persistante, comme une terrible force qui nous fait face dans cette obscurité déchirée par la lumière. On le sent avec la puissance d’une hallucination, tel un fauve massif et agile qui donne des tours nerveux au plateau. On l’aurait cru ici, il apparaît là -bas, on s’attend presque à le sentir nous frôler.
Et puis, sous une lumière plus insistante mais encore fluctuante, l’apparition prend substance : un corps crispé dans des mouvements d’une lenteur terrible, douloureuse. Il est là , il se donne aux regards qui ne peuvent plus le dénier : hiérophanie qui déclenche la hantise. Sa danse est respiration lourde de corps aux contours nus dont on ne distingue pas les détails sous des grappes de lumière.
Telle est la consistance première de Switch me off, co-écrite par Thomas Ferrand, un jeune dramaturge qui s’est fait remarquer avec la pièce Idiot cherche village, dans laquelle les éléments plastiques tiennent lieu de narration. Son écriture rejoint des questionnements plus anciens de Bernardo Montet sur «l’ apparaître, disparaître, transparaître ». Dans la pièce qu’ils cosignent « la lumière n’éclaire pas, elle est une histoire ». Même plus intense, elle ménage des parts d’obscurité où se confond le bas du corps du danseur, maintenant drapé d’un pantalon noir. Bernardo Montet n’est qu’un torse qui virevolte, les bras jetés dans tous les sens en un tourbillon qui bat l’espace.
Il s’agenouille et met son front à terre, embrasse d’un geste ample le sol, puis, avec des mouvements avides, le ramasse littéralement autour de lui. Un changement dans la qualité de la lumière révèle la véritable nature du plateau : une terre noire et grasse, à l’odeur poignante. Le danseur s’abandonne au sol, dans une étreinte passionnelle, il semble en disloquer des lambeaux dont il se couvre – c’est une veste qui par la suite va exhaler de la poussière à chaque moment de tension spasmodique. Il piétine cette terre, y laissant de profondes, de douloureuses traces. Il tourne en une danse extatique, mais ses paumes se resserrent en poings.
Il quitte la scène et le nuage d’ampoules se déchaîne dans une intensité presque insupportable. Puis le noir tombe, lourd. Bernardo Montet revient et chante, son corps est secoué par la litanie maniaque de ses lèvres, il déclame : « nous sommes tous un peu blancs et un peu noirs…» Sa danse se fait menaçante, désarticulée et violente. Le danseur-chorégraphe donne corps à des écritures noires particulièrement fortes : Patrick Chamoiseau et Edouard Glissant nourrissent la performance.
Switch me off offre un vrai travail sur la matière, une mémoire-incarnée. Au-delà des métaphores et des significations, il y a ce corps de chair, poussière, sueur, sang et lumière qui s’abîme dans l’ombre. Seule une luciole électrique, cueillie au sol, cachée au creux de la main, continue de briller sur le plateau désert, épais, obscur.
Durée : 45 min
— Conception : Bernardo Montet, Thomas Ferrand
— Lumière : Laurent Matignon
— Son : Jean-Baptiste Julien