Au 76 de la rue Quincampoix, la galerie Alexandre Cadain, toute en transparence, conduit à une impasse. Celle d’un vidéo-projecteur qui tourne à vide, réduisant la production visuelle à une ombre portée sur le mur blanc, dans un chuchotement inaudible. Et comme en hommage au théoricien de l’absurde, Albert Camus, un rideau en caoutchouc noir découpé de lettres en négatif repose la question du bonheur de Sisyphe, condamné à accomplir éternellement une même tâche. Faut-il l’imaginer heureux ? Echelle sans barreaux impossible à gravir, l’œuvre sème le doute sur une humanité en proie à sa propre énigme.
Si une génération et une carrière les séparent, Ange Leccia (directeur du Pavillon au Palais de Tokyo) et Stéphanie Lagarde (fraîchement diplômée des Beaux-arts de Paris) interrogent respectivement le sens de la création et de l’existence, par une provocation au temps, matériau même de l’art. Invités à la galerie Alexandre Cadain sur l’initiative de Marianne Rapegno, qui en profite pour insuffler du sang neuf dans la programmation, ils partagent l’espace avec le plasticien-musicien Romain Kronenberg (petit protégé de Martine Aboucaya) et Rebecca Digne, véritable révélation de l’exposition.
Sous l’impulsion de cette dernière, la vidéo impose une temporalité cyclique. Les instants se succèdent, identiques ; les gestes, comme prisonniers d’un rituel étrange, se répètent. Cet éternel retour du même isole le sujet de l’action, nous offrant un « morceau de temps à l’état pur » pour reprendre la formule de Marcel Proust. Dans les kino-peintures, le film acquiert le statut d’objet, les médiums se confondent. Enfermée dans une attitude, la jeune femme qui nous regarde inlassablement, tournant le dos à l’écran de cinéma situé derrière elle, semble interpeller le spectateur, à la recherche de la vérité de l’image, de l’essence du portrait. L’Å“uvre de Rebecca Digne parvient à échapper à l’autorité du temps historique, à cet impératif du début et de la fin et à l’angoisse qui lui est inhérente.
Dans une constante économie du voir, les artistes réunis chez Alexandre Cadain lient la notion de durée à l’intime, comme dans les impressions-paysages de Romain Kronenberg. Chez Rebecca Digne, le choix du format Super 8, en plus de révéler le grain de l’image – matière du temps−, renvoie à un certain amateurisme. Le support, bientôt obsolète, est celui des vidéos familiales. Son utilisation confère à l’œuvre une dimension autobiographique, que l’on retrouve aussi dans Datcha. Au centre d’un manège de bois miniature actionné par la chaleur des bougies, la maison idéale de l’artiste tourne, insaisissable, en référence à sa jeunesse nomade.
Dans les installations de Stéphanie Lagarde, la mélancolie dit tout à la fois la fragilité des rêves de petite fille et la magie de l’enfance. Temps et émotions restent indissociables. Symbole d’une beauté périssable, les paillettes d’argents soulevées par les vibrations sonores de ses Berceuses, sont aussi imperceptibles que des battements de cœur. Son Premier souffle est privé de substance vitale. Sifflement d’un haut parleur, il ne suffit pas à éteindre la bougie qui lui fait face, formulant le décalage entre le vouloir et le pouvoir, la fiction et le réel, l’idée et la matière. Comme chez Romain Kronenberg, le son matérialise le temps dans une plastique de l’éphémère.
En suspension, nous retenons notre respiration de peur d’altérer la poésie de l’exposition, aussi rare que précieuse dans ce secteur du quartier Beaubourg, en espérant beaucoup, à l’avenir, de la galerie de la rue Quincampoix.