Alice Fleury. Quand avez-vous découvert le travail de Martin Barré? A quel moment cette découverte se situe-t-elle dans votre cheminement artistique?
Bernard Piffaretti. Mon intérêt pour le travail de Martin Barré remonte à mes années de «formation artistique» à l’École des beaux-arts de Saint-Étienne, à la fin des années 1970. Faisant de courts mais réguliers séjours à Paris pour visiter des expositions, ce fut à la galerie Templon et à la galerie Piltzer-Rheims que mes premières rencontres «sur pièce» eurent lieu. Mais il est vrai que la revue mythique, Macula, dirigée par Yve-Alain Bois y était pour quelque chose. On connaît depuis lors l’engagement de ce dernier vis-à -vis de la peinture de Martin Barré. À cela, je dois ajouter le rôle de relais et d’accompagnement d’Art Press. Les articles et les entretiens, notamment de Catherine Millet, furent opérants pour modeler ma compréhension du travail de Martin Barré. Je me souviens aussi d’une conférence de Bernard Lamarche-Vadel à la Maison de la culture de Saint-Étienne où il développait son concept «d’induction» en regard des tableaux de Martin Barré. A ce moment-là , en France, BMPT et Supports-surfaces avaient une grande visibilité et représentaient l’art en train de se faire. Les tableaux de Martin Barré, quant à eux, paradoxalement m’intriguaient par leur «sécheresse» picturale, leur rigueur et leur connivence directe et déclarée, ou dite comme à l’époque, avec des artistes historiques tels que Piet Mondrian. Mais il se dégageait aussi pour moi une part de jeu et de légèreté qui ne me laissait pas indifférent.
Alice Fleury. A cette période, vous n’avez pas encore mis en place le protocole à partir duquel vous allez élaborer ensuite votre travail de peinture. Comment est-ce que vous situez cette découverte dans votre propre parcours? Dans quelle mesure l’oeuvre de Martin Barré a-t-elle compté dans votre trajectoire artistique?
Bernard Piffaretti. Tout n’est pas aussi simple et, si je me replonge dans cette période, certes les tableaux de Martin Barré étaient présents à mon esprit, mais en plus des deux groupes de peintres français cités plus haut, des artistes aussi différents que Frank Stella, Robert Ryman, Jackson Pollock, Barnett Newman ou Simon Hantaï alimentaient mon territoire. Le début des années 1980 avec l’arrivée de la transavant-garde en Italie, des néo-expressionnistes en Allemagne et de la figuration libre en France me firent préciser mes intuitions. Ces «expressions» me laissaient sur ma faim et me semblaient inadéquates pour mettre en oeuvre des tableaux. Pour le dire vite, je ne voulais pas livrer mes états d’âme. Peu à peu, il devenait clair que le tableau lui-même devait générer son expression. Étape après étape, je me rendais compte que c’était le mode opératoire qui exposait la signification du tableau. C’est peut-être sur ce point-là que l’influence (encore une fois indirecte) du travail de Martin Barré pourrait trouver son point de genèse. Je me sentais plus proche des artistes déconstructeurs que de ceux qui agissaient pour mettre en avant le triomphe de la pâte picturale. Puisque vous évoquez la mise en place de mon protocole, il est bon de rappeler que là aussi ça zigzague fort. Il n’y a pas de décision à la BMPT où chaque protagoniste choisit sa marque de fabrique par une forme repérable. La «duplication comme méthode» ne sera vraiment opérante qu’à la fin de 1985.
Alice Fleury. Sans vouloir être réducteur, qu’est-ce qui vous a intéressé dans la peinture de Martin Barré? Les questions autour du geste et de la trace, de la série et de la règle mais aussi de l’imprévu et de l’accident trouvent une résonance dans votre production. Vous avez évoqué également plus haut un attrait pour le jeu et la légèreté…
Bernard Piffaretti. S’il fallait trouver quelques ponts ou plutôt des passerelles, il pourrait y avoir le fait que les oeuvres de Martin Barré sont des peintures comme théorie de la peinture où le tableau interprète sa propre pratique en nous renvoyant aux gestes qui le fondent. Il y a une mise à plat de ses composants. La question de la série est en effet centrale chez Martin Barré. Avant lui, d’autres peintres et non des moindres, Monet pour ne citer que lui, en avaient fait leur cheville ouvrière. Il faut savoir que pour chaque série Martin Barré travaillait sur plusieurs toiles à la fois. Pour ma part, on peut regrouper des séries typologiques, par exemple avec des bandes, des ronds, des carrés ou des grilles, mais ces séries formelles manifestent des écarts de datation pouvant s’étaler sur plusieurs années. Pour moi, les tableaux ne peuvent être peints que l’un après l’autre. C’est le tableau achevé qui engendrera avec le suivant sa continuité dans une rupture, déjà par le choix d’un format différent, mais aussi par ses situations picturales qui viendront prendre le contrepied de celles engagées sur la peinture antérieure. Chez Martin Barré, chaque série produit des toiles semblables qui s’opposent aux autres séries par un écart de «figures» très différentes, très repérables. Chez moi, les tableaux se succèdent en étant semblables par le lien du protocole, mais sont tout à fait opposés au niveau du registre des situations picturales. Pour Martin Barré, la sérialité est un moyen qui produit des tableaux. Ce sont moins les tableaux qui fondent la série que la série qui produit des tableaux. Dans mon travail, toutes ces séries distanciées composent en définitive une grande peinture. C’est pour cette raison que j’aime dire qu’en réalité je n’ai peint qu’un seul tableau depuis 35 ans, c’est le tableau de la peinture.
En ce qui concerne, en vrac, la trace, le geste et la règle, il y a chez Martin Barré, en général, la volonté de montrer le tableau en quelque sorte désencombré de sa matière picturale. Le tableau expose finalement par ses traces des fragments d’espaces. Ces traces sont des mises à plat des composants du tableau. Il y a un point de départ fixe suivi d’une série d’interventions. En plus de la règle du Modulor, dans les années 1974/75, Martin Barré procède par règle de composition. Ce sont ces règles qui peuvent être transgressées lorsque la peinture l’impose. Il y a bien une part de jeu et de légèreté. Mon protocole, quant à lui, vient donner la première place au spectateur. En effet, son regard établira un va-et-vient entre les deux parties du tableau. Il ne sera plus dans la contemplation, mais dans l’action. C’est la combinaison de chaque trace, de chaque geste qui par leurs différences fait émerger l’image de la peinture. La «règle» de duplication implique de l’imprévu, de l’accident, puisque la reproduction est manuelle. Ces faits ont un rôle actif, voire «positif». Malgré tout, cette règle «immuable» pourra produire de temps en temps une nouvelle «composition» avec les tableaux dont le deuxième temps de peinture laisse en blanc l’autre moitié de la toile. Je joue aussi avec la règle, il y a alors une lacune assumée. C’est la série des «inachevés».
Alice Fleury. Comment avez-vous envisagé ce projet d’exposer votre peinture à côté de celle de Martin Barré? Comment le choix des oeuvres s’est-il opéré?
Bernard Piffaretti. Je voudrais clairement dire que ce serait faire fausse route pour le visiteur de cette exposition que de vouloir essayer de placer mon travail dans la continuité ou directement induit par celui de Martin Barré. D’ailleurs, il faut le dire, je devais exposer en «solo», mais Blandine Chavanne a évoqué cette possibilité de juxtaposition. Cela m’a semblé évidemment très motivant. Aussi ma première réponse a été de choisir pour ma participation majoritairement des grands formats. Ces dimensions sont absentes chez Martin Barré. Cet écart est une possibilité de pointer la méthode presque arithmétique qu’il mettait en place pour valider le choix de ses formats par l’emploi des mesures du Modulor, à la fin des années 1970. Mais de manière plus générale, hormis les incontournables questions de budget auxquelles il faut s’adapter, chaque exposition raconte son histoire. Pour ma part, de ce fait, plusieurs tableaux importants de collections publiques ou privées n’ont pas pu être empruntés. Pour Martin Barré, ce fut votre volonté que de compléter le bel et important ensemble de votre collection qui présente un choix parmi l’ensemble de ses séries. Le tout prend des allures, ou a, tout au moins, un air de rétrospective. Pour mon cas, comme je le disais précédemment, c’est le qualificatif de «grand format» qui constitue le dénominateur commun de cette exposition. Cet ensemble met en jeu un corpus représentatif de mes typologies picturales. Dans le fond, le caractère rétrospectif ne peut avoir lieu de mon côté, puisque, finalement, je ne peins pas de tableaux récents. En effet, ils ont tous un air de déjà -vu venant nier tout repérage chronologique. L’enjeu de l’accrochage consistera bien à mettre au travail tout ce que nous venons d’évoquer.
Alice Fleury. Pouvez vous évoquer une oeuvre en particulier, celle qui est composée de deux panneaux et d’un tondo, datée de 2014, qui matérialise, en quelque sorte, le lien avec la peinture de Martin Barré, sur le mode de la citation. L’avez-vous réalisée en pensant à cette exposition? Pouvez-vous préciser la référence – directe ou indirecte – à Martin Barré?
Bernard Piffaretti. Pour dresser le «tableau» de cette exposition, pour ce «pas de deux», j’ai réalisé une peinture spécifique en 2014. Elle reprend, par allusions, des codes repérables de nos productions picturales respectives. Si hommage il y avait, ce serait bien ici encore sous la forme du jeu et de la légèreté. Ce tableau auquel vous faites allusion est composé de deux grands formats, l’un horizontal, l’autre vertical et d’un tondo de petite taille. Ce sont déjà des codes bien repérables qui «figurent» la peinture. Ces trois éléments sont en quelque sorte des méta-peintures, échos de ces tableaux qui dans ma production viennent à l’aide d’un mot ou d’une figure «faire image» aux fondements de la duplication. Le tableau horizontal exhibe le fond blanc de sa moitié droite. Cette «figure de style», est une réplique de certains tableaux dont j’ai parlé tout à l’heure et qui ont pour sous-titre: Les inachevés. Nous en avons dans cette exposition. En effet, lorsque la reprise acte par acte sur le deuxième temps du tableau est impossible, suite à un trop grand nombre d’étapes, par lacune ou par défaut, la duplication ne peut advenir. Le tableau vertical fait se dresser le marquage central qui dépasse largement, exagérément en haut et en bas du «motif». C’est une manière de rendre efficiente cette figure qui se poursuit de tableau en tableau. Enfin le tondo, forme spécifique dans l’histoire de la production picturale, joue ici le rôle que j’ai attribué à ces châssis, à savoir être des extractions issues de tableaux potentiels. Ces focus ont pour titre Tableau en négatif. Ils rejoignent le corpus de mes produits dérivés. Ces trois éléments constituent une seule et même peinture, composée de cadrages différents. Plus qu’une série de tableaux, c’est la série qui fait tableau, là aussi. Une manière d’insister sur ce point où mes tableaux ne sont que des fragments et par conséquent restent toujours inachevés. Martin Barré, quant à lui, se disait confronté à des toiles inachevées qu’il essayait de faire arriver à un inachèvement autre. Les situations picturales choisies dans ce triptyque nous renvoient, vous l’aurez compris, aux hachures et aux pointillés de ses séries des années 1970. Les lignes blanches en réserve sont autant de rappels en négatif de ses bombages des années 1960, où le tableau commence et se poursuit en dehors de sa surface. Les formes triangulaires pourraient être le relevé des pourtours des triangulations des années 1980. Enfin, la bichromie bleu/rose fait allusion à des partitions que l’on retrouve dans des séries des années 1990. Nous sommes bien confrontés à un «sous-produit». Nous pouvons avec légèreté et humour, là encore, qualifier le tableau en question: «produit dérivé» (de nos démarches respectives).
Entretien réalisé en août 2015 pour le Musée des beaux-arts de Nantes.