ART | CRITIQUE

Suivre sa voix

PFrançois Salmeron
@06 Mai 2016

L’œuvre d’Emma Dusong se réfère au chant et à la voix humaine, dans une atmosphère qui flirte avec l’adolescence et sa sensibilité à fleur de peau. Souvent empreintes de spleen ou de mélancolie, ses installations traitent de la question de la perte et de la nostalgie, mais ne semblent pas véritablement prêtes à faire le deuil d’un passé douloureux.

Etudiante dans l’atelier d’Annette Messager aux Beaux-Arts de Paris, et auteure d’une thèse sur le chant dans l’art contemporain et le cinéma, Emma Dusong développe ces deux dimensions esthétiques dans son œuvre, à travers une série d’installations présentées dans la Project Room du Crac de Sète. En effet, la pièce principale d’Emma Dusong, intitulée Classe, évoque l’univers à la fois onirique et inquiétant d’Annette Messager, tandis que l’artiste prête une attention toute particulière à la voix humaine et au visage d’autrui dans l’ensemble de l’exposition.

Un filet de voix fluet, aigu et chantant, résonne dans les salles du rez-de-chaussée de l’institution et s’affirme peu à peu, à mesure que l’on grimpe l’escalier en direction de la Project Room. Le spectateur se trouve ainsi suspendu à ce mince fil, qui le guide inconsciemment, comme les chants envoûtants des sirènes dans L’Odyssée d’Ulysse, qui ensorcellent quiconque les entend. On s’oriente donc vers la pièce où est présentée Classe, mais au moment même où l’on s’apprête à franchir son seuil, une image miniature, projetée à hauteur de nos pieds, ravive notre attention, comme si elle nous suppliait de ne pas l’écraser ou de ne pas l’anéantir.

Pris dans notre élan, suivant la voix de l’artiste comme le titre de l’exposition nous y invite, nous sommes finalement amenés à marquer un temps d’arrêt face à cette silhouette ténue, qui représente l’artiste sous les traits d’une petite fille. Telle une poupée ou une fée, elle semble être la gardienne de l’exposition, ou son âme dirait-on plus exactement. Car nous avons effectivement l’impression d’évoluer ici dans un décor enfantin, ou dans une atmosphère flirtant avec l’adolescence et sa sensibilité à fleur de peau.

L’installation déploie ainsi seize anciens pupitres en bois. On remarque un encrier dans le coin supérieur droit des tables, et celles-ci se relèvent comme des tablettes. Aussi, chaque pupitre est arrimé à un petit banc individuel, plutôt qu’à une chaise. Les tables alignées offrent un quadrillage strict qui évoque la rigueur du système éducatif, de ses règles, de ses punitions et de ses heures de colle. La topographie même du lieu révèle donc le poids de l’autorité et du dressage qui se trouvent à l’œuvre dans l’éducation. Car plus que des connaissances, c’est un comportement moral et un ensemble de principes de conduite ou de bienséance qu’il s’agit d’inculquer aux enfants.

Mais il est également question du savoir dans cette drôle de salle de classe. Plongée dans une relative obscurité, la salle d’exposition est toutefois éclairée par les ampoules que renferme chaque pupitre. Cette lueur incarne-t-elle l’âme éblouissante et incandescente des enfants, dont la pureté et l’éclat naïf se trouvent gâtés par la rigueur du système éducatif et des normes à incorporer? Ou symbolise-t-elle le savoir, la connaissance, en un mot, ce que l’on a nommé «les Lumières» au XVIIIe siècle?

Dans ce décor de classe, une présence fantomatique rôde: celle de l’artiste. Car, lors du vernissage,  Emma Dusong a pris place derrière un pupitre et y a enregistré sa voix, dont le timbre se répand donc dans l’espace de l’institution. Ses intonations nous parviennent comme un écho jaillissant de l’intérieur d’un des pupitres, dont le clapet s’ouvre progressivement puis retombe brutalement et claque d’un coup net, comme s’il allait nous pincer les doigts. Le mouvement mécanique du clapet scande à la fois le chant de l’artiste, et offre des césures, des moments de respiration dans ses litanies. Il apparaît également comme une menace, une punition, une blessure, ou une humiliation pour qui laisserait traîner ses petites mains, imprudemment. Enfin, ce ballet mécanique semble être actionné par une main invisible, comme si la classe était hantée par un spectre, ou remémore les mouvements des automates, dont l’inquiétante étrangeté fascinait les artistes surréalistes.

La voix d’Emma Dusong chante ainsi notre soif de connaissance. Celle-ci apparaît comme l’idéal ou l’horizon de l’école et de toute science. Mais un idéal qui ne serait jamais tout à fait atteint. Car Emma Dusong souligne que la pensée humaine engendre plus de questions que de réponses. Elle est fondamentalement ouverte au doute, à l’erreur, à l’inattention, bref elle demeure limitée. Et la possibilité même d’un savoir rassasié apparaît comme la mort de l’âme, l’extinction de sa lueur, de son moteur, de son désir, de sa raison d’être.

Le reste de l’exposition se développe autour de la voix et du verbe, et nourrit une sorte de spleen ou de mélancolie pubertaire. Sans toi projette des phrases manuscrites, dont les courbes et les boucles rappellent la calligraphie des cahiers d’écolier ou de collégien. Il semble y être question d’amour et de deuil, de disparition. Le vague à l’âme de l’artiste se prolonge dans les larmes de miel et de glace fondue que répandent deux étranges masques suspendus. Mais plus que les marques visibles d’un chagrin personnel, il semble qu’il faille voir dans ces pleurs une évocation des risques écologiques (fonte des glaces, disparition des abeilles et mise en danger de la pollinisation), qui redoublent en cela les préoccupations d’Olga Kisseleva que l’on rencontrait au rez-de-chaussée de l’institution.

N’empêche, les œuvres d’Emma Dusong nagent en pleine nostalgie. Nostalgie d’une voix disparue qu’elle nous conte à travers deux gros et lourds oreillers blancs, qui au lieu d’agir comme des remparts au bruit, diffusent son récit tel un casque audio. Et nostalgie révélée de sa grand-mère, dans une pièce autobiographique, où la voix de celle-ci se déclenche aux balancements de son rocking-chair, mimant des mouvements d’allers et retours, d’un va et vient de la mémoire, ou du ressac de la Méditerranée. Des bribes de phrases en espagnol s’activent çà et là, et dévoilent les failles d’une histoire individuelle ballotée entre les rivages français de Sète, de l’Algérie coloniale et de l’Espagne. La petite fille, avide de savoir d’où elle vient, conserve soigneusement la mémoire de sa grand-mère chérie, comme pour la sauver de l’engloutissement, et se doter soi-même d’un récit familial sur lequel fonder son identité et sa propre histoire. Mais le timbre de la grand-mère, dont les forces semblent peu à peu s’amenuiser, ressemble de plus en plus à celui d’une enfant, et dessine une boucle, un cycle: celui d’un retour à l’âge tendre, dont l’art d’Emma Dusong ne semble finalement pas tout à fait prêt à faire le deuil.

 

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