ART | CRITIQUE

Je suis du bord

PFrançois Salmeron
@16 Sep 2016

Si la qualité intrinsèque des images capturées par Patrick Bernier et Olive Martin ne nous a pas franchement ébranlés, le propos de leurs vidéos nous a paru extrêmement pertinent. Leur œuvre évoque en effet l’héritage actuel de la colonisation et de l’esclavagisme oscillant, entre indifférence, hommage appuyé, et tourisme de masse en quête d’exotisme.

Installés à Nantes, et travaillant en duo depuis 1999, Patrick Bernier et Olive Martin présentent « Je suis au bord », un ensemble de quatre vidéos abordant l’héritage de l’histoire coloniale française. A travers des séquences souvent contemplatives, bercées par une bande son qui nous happe, les deux artistes nous immergent tour-à-tour dans les méandres du Mémorial de l’abolition de l’esclavage de Nantes, bâti tel une cave de navire sur les rives de la Loire, puis sur une croisière touristique, partant des bords de l’Atlantique jusqu’à la Méditerranée.

Le Mémorial de l’abolition de l’esclavage

La première séquence dédiée au mémorial se décompose en trois moments. Le premier se réfère à un passage du Nègre de Narcisse de Joseph Conrad, explorateur des terres exotiques. On remarque d’ailleurs que le titre même de l’exposition est emprunté à une réplique du héros antillais du roman, nommé James Wait, qui décline son identité à son capitaine lorsqu’il embarque sur le voilier: «I belong to the ship», affirme-t-il. Patrick Bernier et Olive Martin soulignent qu’à travers cette réplique, Wait légitime non seulement sa propre personne aux yeux de sa hiérarchie, puisqu’il prouve son appartenance à l’équipage, mais qu’il se prête surtout une identité en tant que telle, alors que ses ancêtres africains ou antillais n’étaient considérés que comme de vulgaires numéros ou des sous-hommes par les colons.

De par son identité et ses origines, le héros de Joseph Conrad apparaît donc comme un être portant le douloureux héritage de la traite négrière. Cet héritage complexe se trouve d’ailleurs au cœur du deuxième volet proposé par Patrick Bernier et Olive Martin. En effet, leur objectif se braque davantage sur les visiteurs du mémorial de l’abolition de l’esclavage de Nantes, et scrute attentivement leurs différentes attitudes, leurs manières de réagir face au bâtiment.
On se retrouve plongé dans un bunker de béton où les spectateurs piétinent, s’ennuient, ou contemplent, tantôt gravement tantôt nerveusement, des textes témoignant des luttes contre l’esclavagisme. Un œil de caméra de surveillance espionne discrètement, inquiet, comme pour vérifier chaque mouvement des visiteurs — et prévenir tout risque de dégradation du lieu par des individus malintentionnés?
Lieu de mémoire exhumant d’épineuses questions que les sociétés occidentales ne semblent pas toujours prêtes à assumer ou à vouloir regarder en face, le bâtiment devient aussi un outil pédagogique pour enseigner aux jeunes générations ces sombres pages de notre histoire.

Les paradoxes du Mémorial

Mais Patrick Bernier et Olive Martin nous rappellent justement que ce site, pour ne pas devenir trop grave, trop sombre, ou trop mortifère, doit également être perçu et investi comme un lieu de vie ou de tourisme comme les autres. En un sens, il doit aussi être désacralisé, et doit plutôt s’intégrer dans la vie courante des Nantais. Par exemple, des enfants dévalent la promenade sur leur trottinette, ou les locaux traversent l’esplanade comme n’importe quel espace public. Bref, le recueillement et l’inquiétude qui semblaient nécessairement de mise, peuvent céder le pas à un certain détachement, à une certaine indifférence.

Le propos des artistes devient passionnant lorsqu’il aborde la question de l’intégration du mémorial dans le circuit touristique nantais. Patrick Bernier et Olive Martin soulignent en effet un étrange paradoxe: «Dans un même mouvement, Nantes reconnaît la part atroce de son passé et capitalise dessus», en faisant du mémorial l’une des étapes du Voyage à Nantes, entreprise culturelle visant à développer le tourisme dans la ville. Car historiquement, Nantes s’est enrichie grâce à la traite négrière et aux ressources rapportées depuis colonies jusque dans son port (on rencontre aujourd’hui le Hangar à Bananes, transformé en galerie d’art). Une bourgeoisie y a fleuri en spéculant sans vergogne sur l’esclavagisme.

Le troisième moment de l’exposition, à l’instar du tout premier, nous renvoie vers des récits littéraires, en l’occurrence Tout-monde d’Edouard Glissant, dont le personnage principal, Raphaël Targin, lui aussi mulâtre, embarque en dernière classe sur le paquebot Colombie, reliant Fort-de-France au Havre en 1946. Alors que tous les passagers sont malades, pris du mal de mer, Patrick Bernier et Olive Martin nous apprennent que Targin, qui échappe à la nausée collective, peut alors profiter pleinement du paquebot, et ne se voit plus contraint par les castes et les catégories sociales qui divisent et cloisonnent habituellement le navire. Une réplique cinglante du héros sonne comme un cri de révolte contre la mort de ses ancêtres «attachés de boulets, morts ou vifs, pour racler en éternité le fond des océans.»

Le tourisme de masse : un nouveau colonialisme 

On change enfin de décor avec la dernière vidéo de l’exposition, La Croisière des échecs, beaucoup plus longue (quasiment 45 minutes), qui se construit toutefois autour des mêmes problématiques que le triptyque précédent: la mer, les navires, l’histoire des colonies et de l’esclavage, l’héritage de ce passé traumatique, le tourisme, les classes sociales… Ici, Patrick Bernier s’embraque en solo dans un paquebot touristique pendant une semaine, armé d’un simple caméscope. Si la qualité intrinsèque des images ne nous ébranle pas (Patrick Bernier adopte volontairement le même matériel et le même point de vue que les touristes pour ne pas se faire remarquer d’eux, et ne pas modifier leur attitude en sa présence), le propos de la séquence nous semble bien pertinent.

Alors que les croisières paraissaient jusque-là réservées aux classes les plus aisées, elles se démocratisent, et s’ouvrent dorénavant aux classes moyennes par le biais d’offres promotionnelles. On perçoit encore à bord une classe de travailleurs de l’ombre, mise au service de la clientèle, tandis qu’une dernière frange de l’humanité, que l’on pourrait malheureusement nommer «les délaissés», demeure invisible, engloutie dans les mers, comme le suggérait plus haut Raphaël Targin — on pense ici aux réfugiés et aux boat people noyés, dont les radeaux de fortune ont coulé, et qui se trouvent désormais engloutis sous les flots, invisibles aux passagers.

Le microcosme des croisières

Les circuits des croisières s’intègrent donc au tourisme de masse, et l’on est en droit de se demander quel rapport au monde et à l’altérité entretiennent les pensionnaires de ce genre de paquebot, eux qui passent leur temps le nez en l’air, à regarder l’horizon, les flots et les villes qu’ils abordent, depuis le ponton du bateau. Leur attitude est-elle encore un avatar du colonialisme, toujours avide de contrées inconnues, de nouveaux paysages, en un mot, d’exotisme? Se contentent-ils de consommer les panoramas qui s’offrent à eux, et les mets que leur sert poliment l’équipage du paquebot? Ou se montrent-ils capables d’empathie et d’introspection, pour interroger à la fois leur environnement, leur voyage et leur propre quête?

Le tourisme de masse semble même par moment se muer en une étrange quête existentielle. Par exemple, les loisirs à bord ne se contentent pas d’être un simple divertissement. Bien plus, ils jouent le rôle d’un ciment social. Une multitude de touristes est invitée à se concentrer sur un carré de linge blanc. Les corps entrent en contact, prêts à fusionner, pour ne former qu’un seul corps collectif. Plus funestement, ce jeu évoque encore les barques de secours que l’on remplit d’un maximum de passagers, lorsqu’un grave incident se produit sur le navire, rejouant le mythe du Titanic. Les touristes se rapprochent-ils alors des boat people qu’ils semblaient égoïstement ignorer? Finalement, Patrick Bernier et Olive Martin tendent à leurs propres spectateurs un miroir, eux qui se reconnaitront sans nul doute dans les attitudes et les clichés que véhiculent aussi bien les visiteurs de mémorial de Nantes, que les touristes du paquebot.

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