Melik Ohanian
Stutttering
Le point de départ de cette exposition est une exposition. «Stutttering» (Stut/t/te/ring, avec trois T) prolonge une première exposition intitulée «Stuttering» (avec deux T) et présentée au Crac de Sète en juillet dernier. Que ce soit, auparavant, dans le titre «You are mY destinY » (2003) ou dans la série «Word(s)» (2006-2014), Melik Ohanian continue de manier les codes typographiques, rehaussant les ambivalences d’un mot ou d’une locution.
Ici, la notion d’écho (ou de réverbération), que peut produire la répétition d’une même syllabe, est caractéristique du jeu de regard que les Å“uvres immiscent entre-elles. Au travers d’une trentaine d’Å“uvres présentées entre la Galerie Chantal Crousel et La Douane, l’artiste a agencé, de manière quasi syntaxique, des possibilités de regard, des co-existences de différentes dimensions (scientifique, politique, sociale, historique) qui ont toujours parcouru sa pratique, et qui renvoient dans un sens plus collectif à notre rapport au monde contemporain, global et dématérialisé, ainsi qu’à notre imaginaire.
«Stuttering» est aussi le titre d’une série de photographies sur écran animé présentée à La Douane. Melik Ohanian a pris deux photographies d’un même sujet (différentes espèces du jardin botanique de Palerme), avec un même cadrage, mais avec deux focales différentes. Les deux photographies sont ensuite animées en boucle, sur une cadence soutenue, procurant à l’image une sensation de vie intérieure. Cette série de travaux est la croisée d’un proto-cinéma ou d’un devenir de la photographie.
Le phénomène de dématérialisation est un des axes de l’exposition. Pulp Off synthétise un siècle de travail de mémoire, entre le journal rédigé par Vahram Altounian, témoin du génocide arménien entre 1915-1919; l’ouvrage analytique de sa fille, Janine Altounian, publié en 2009, et ayant pour sujet le journal de son père; la mise au pilon programmé de l’ouvrage; puis, sa numérisation proposée par l’artiste pour perpétuer cette mémoire aujourd’hui. A la Douane, une quatrième occurrence de l’installation est présentée; les restes des couvertures des livres déchiquetées par l’artiste, suspendues entre deux strates temporelles d’un possible sablier, entre ante- et post-.
D’une autre manière, l’installation Modelling Poetry est le rendu algorithmique de la rencontre possible de deux galaxies, une réalité insaisissable, tant par l’échelle du phénomène que par sa fiction. L’algorithme créé est une issue d’une probabilité astronomique qui se base sur une continuité de mouvements mesurés depuis des dizaines de milliards d’années. Alors que Pulp Off ausculte un continuum historique passé, Modelling Poetry puise dans un passé vertigineux et lance un compte à rebours de quatre milliards d’années.
C’est une appréciation similaire du temps qui est à l’Å“uvre dans Shell, sept sculptures de cauris réalisées en béton. L’ambiguïté de ces coquillages, utilisés autant comme première monnaie d’échange qu’en fétiches divinatoires dans des rites tribaux, est accrue par leur aspect grisé et leur dimension modifiée. On se rapproche ainsi de ce que serait, dans notre imaginaire collectif, une archéologie d’un autre temps. Présent dans la même salle à la Galerie Chantal Crousel, Transvariation est une partition lumineuse, un mur étoilé dont les variations d’intensité sont orchestrées par les relevés climatiques des premières stations internationales basées en Arctique entre 1882 et 1883. Les deux pièces mêlées figurent un paysage désertique sans présence humaine.
L’appréhension du temps dans l’exposition, multiple — ni présent, ni futur, ni passé — donne les conditions d’un voyage intérieur. Le thème du voyage, de l’exploration, a toujours été présent dans l’Å“uvre de l’artiste, comme une condition primordiale d’être au monde: au travers de Island of an Island (1998-2002), installation issue d’une expédition vers l’île de Surtsey au large de l’Islande; des Selected Recordings (2002-2014), photographies de l’errance, sans indication de lieu ou de date; de Seven Minutes Before (2004), sept écrans vidéo où les caméras parcourent un même lieu et croisent plusieurs protagonistes originaires de différents continents (un joueur de kamantcha arménien, une joueuse de koto japonais, etc.).
La présence des Red Memory dans l’exposition en est une nouvelle révélation. Ces photographies de Rajak Ohanian, père de l’artiste, nous dévoilent de quelle manière le voyage et les identités culturelles sont devenus pour Melik Ohanian une substance sensible dès ses plus jeunes années. La notion de déplacement dans l’œuvre de Melik Ohanian est à relier à la dimension politique de son travail. Les zones géographiques qui attirent l’artiste sont souvent marquées par un contexte social particulier, comme White Wall Travelling (1997) dans les docks désaffectés de Liverpool, ou DAYS, I See what I Saw what I will See (2011) dans les camps de travailleurs immigrés à Sharjah.
Présentées à la Douane, les Girls of Chilwell sont issues d’une histoire méconnue: le destin d’un groupe de femmes qui chargeaient des obus en Grande-Bretagne durant la première guerre mondiale, et dont l’usine explosa en 1918. L’artiste a cette fois utilisé des images d’archives de l’époque, des mises en scène du travail à l’usine, pour constituer trois sculptures blanches hyperréalistes des jeunes filles: une partie de leur reproduction est évidemment basée sur l’image d’archive, mais le reste de leurs corps, invisible sur la photographie, est une reconstitution.
Initié par Melik Ohanian en 2005, le Datcha project est une maison située dans un village en Arménie et qualifiée de «Zone de Non Production». Pour chaque session, l’artiste invite des personnes de différents horizons, sans directive particulière, à partager la temporalité de cet espace.
En explorant ainsi les différentes modalités de création de Melik Ohanian, on prend conscience que les motifs de désertification (sociales, géographiques, géologiques) qui parcourent son travail sont en fait à relier à un autre phénomène, la décantation: prélever, patienter et observer, extraire. Les Post-Images, par exemple, sont de cette manière une forme d’opposition à l’actualité médiatique, l’artiste ne revenant sur les images qu’a posteriori et n’en conservant qu’un fragment, un îlot, un territoire.
La somme des flux d’informations par lesquels chaque individu est de nos jours devenu le nÅ“ud d’un réseau complexe, mêlant entre autres, politique, culture, science, interroge le devenir de la mémoire collective aussi bien que celle de l’individu: notre société actuelle parvient-elle toujours à construire des identités émancipées, des communautés opérantes? Ou l’apprentissage du soi, du nous, à notre époque, ne finira-t-elle pas par valoriser l’uniformisation et les modes de pensée confinée? L’exposition «Stutttering», au travers d’un voyage dans la mémoire et dans le temps, nous amène à réévaluer la nécessité de l’attention.
Article sur l’exposition
Nous vous incitons à lire l’article rédigé par François Salmeron sur cette exposition en cliquant sur le lien ci-dessous.
critique
Stutttering