Depuis la série de «La société des âmes» (1995), où il envisage l’écran télévisuel comme un masque qui scrute son public pour mieux en capturer l’imaginaire, jusqu’aux extases mauves de «XTZ» (2002) qui réincarnent en peinture le désert des images pornographiques, en passant par toutes les variations autour des plateaux-télé, Philippe Hurteau interroge les spécificités de nos écrans contemporains. Dispositifs de tous les pouvoirs iconocrâtes, l’écran est le médium paradoxal qui, tout à la fois, aliène les imaginaires et propose une faille dans laquelle les regards peuvent s’engouffrer et s’ouvrir.
Avec ce nouvel accrochage à la galerie Zürcher, Hurteau peaufine sa manière et confirme sa démonstration. Partant du dispositif abyssal qui articule les instances Peintre, Modèle et Spectateur dans les Ménines de Velazquez, il interroge ce lieu fictif d’où émerge l’image contemporaine, atelier métamorphosé en plateau-télé.
Ici, comme au fond d’un puits déserté, les corps se débattent pour atteindre le statut de visibilités «écraniques», plutôt que de s’effacer définitivement de la surface du vivant. Alors que le modèle s’offre aux filtres des technologies du visible, la présence charnelle se fragmente, l’incarnat devient fantomatique, et la silhouette s’apparente à des membranes fragiles, partiellement suspendues au-dessus d’une trame fuyante.
Écrasé sous le poids d’une visibilité excessive, le désir s’évapore au profit d’un effet de présence qui comble le regard plus qu’il n’excite l’imaginaire. Véritable tableau démonstratif, cette relecture des Ménines à l’aune de nos dispositifs contemporains permet à Hurteau d’inclure l’écran médiatique dans l’écran peint, selon un processus de mise en abyme qui propose de reconstruire la maturité du désir.
Car le désir, indispensable à la construction du regard, se nourrit d’incomplétude, d’angles morts, et de zone d’ombre. Dans ce studio, l’écran déploie les diverses occurrences qui l’apparentent à la peinture, tantôt miroir à jamais imprécis, tantôt illusion de présence numérique.
En lieu et place du pouvoir royal invisible et omnivoyant, l’artiste a installé ce commentateur codifié qui pourrait bien être devenu sa signature. Mais, essentiels à la mise en place d’une tension, deux autres typologies de l’écran construisent encore la démonstration : celui, trouant le fond du studio, qui transforme l’ensemble de la scène en décors et installe un regard de pure lumière impossible à regarder de face. Cette ouverture lumineuse, chez Velazquez comme chez Hurteau, a pour mission de signaler que la peinture est peut-être moins une illusion à regarder, qu’un masque qui observe le spectateur depuis son champ d’invisibilité.
Puis enfin, ultime figure de l’écran, celle de la toile nue, écrue et dérisoire, qui sert d’outil à celui qui s’attaque au visible, et que Hurteau déshabille comme une amante sensuelle et complice, à l’avant de la toile.
Par-delà cette toile-manifeste qui inaugure la série des «Studios», il faut encore noter la montée vers une abstraction de plus en plus érotisée, étalant de plus en plus massivement une véritable jouissance plastique à l’oeuvre depuis quelques années dans le travail de l’artiste.
Comme s’il avait fallu en passer par une consolidation du côté du contenu, pour que la fluidité charnelle de la peinture reprenne ses droits. Ici, les caméras tournées vers l’arrière invisible de la représentation, suspendues au-dessus de l’espace improbable que la trame numérique élabore, prises dans une imbrication d’applats de couleurs vives, de structures linéaires graphiques et d’écrans feuilletés, viennent dire toute l’exaltation ludique dont ces regards contemporains machiniques sont porteurs, pour autant que l’on parvienne à ne leur accorder que le statut qui leur revient : non pas vérité hallucinante, mais jeu des regards, jeu toujours dangereux comme l’est celui du désir, mais jeu tout de même.