Présentée dans l’exposition «Elles» au Centre Pompidou et co-directrice de la revue d’art contemporain Pétunia, Lili Reynaud-Dewar s’affiche volontiers comme une artiste féministe. Ses dispositifs juxtaposent des éléments fragmentaires et sont le théâtre de récits, joués par ses performers attitrés.
Dans la cave voûtée de la galerie Kamel Mennour, est présentée une cage en bâtons de bois sommairement ficelés, au centre de laquelle trône sur une table haute, une machine à écrire. Cet objet est exposé comme un fétiche sur un autel pour devenir la relique d’une époque et d’un métier aujourd’hui désuet. S’agit-il de l’adorer en reproduisant un rituel, à la manière de quelque civilisation archaïque, ou au contraire de dénoncer une vision masculine du travail et du genre féminin ?
Des accessoires abandonnés — deux costumes d’homme et du maquillage de carnaval — renforcent le côté énigmatique de cette installation. En toile de fond, une vidéo documente la performance qui s’est déroulée dans ce microcosme en plusieurs phases.
Les protagonistes sont deux femmes aux chevelures rousses, habillées à la garçonne et juchées sur des talons-aiguilles rouges. Leur travestissement oscille entre érotisme et burlesque. A la manière d’un rituel, les femmes exécutent en silence des gestes sûrs.
La première phase trace un portrait de la dactylo initiée: la femme la plus âgée, précisément la mère de l’artiste, est absorbée dans la lecture de manuels spécialisés. Ensuite, elle écrit à la main des signes indéchiffrables, qui confèrent aussitôt à son activité une dimension sacrée, presque mythologique.
La seconde phase correspond à l’initiation de la plus jeune: la femme plus âgée enduit les mains de la plus jeune de crèmes colorées. Exécutée avec beaucoup de tendresse, cette séance de maquillage fait l’objet de toute son attention. Isolé par le cadrage de la vidéo, ce jeu à quatre mains est tout de sensualité.
Vient ensuite l’épreuve de la dictée où, assise devant la machine, la jeune apprentie s’exécute sous le regard froid de son aïeule, située debout derrière elle. La situation est celle de l’esclave transcrivant la pensée du maître: les rapports de domination entre les protagonistes sont évidents.
Mais ce scénario interroge également la notion de transmission. La mère de l’artiste, sténodactylo de profession, enseigne son futur métier à sa fille. Au-delà de l’aspect autobiographique, c’est l’uniformisation produite par le système qui est ici illustrée. Le silence et la froide mécanique des gestes exhalent un certain mal-être. Les jeux de miroirs suggèrent un monde où les rôles sont perméables, les individus des copies conformes. L’espace scénique de la cage renforce cette impression d’emprisonnement.
Toutefois, l’installation est parsemée de signes critiques qui suggèrent des possibilités de transgression et de libération. Le chiffre 8 se dresse dans l’espace comme une abstraction, symbole de l’évasion offerte par le rêve ou la pensée rationnelle. Le mobilier, d’esthétique industrielle et géométrique, revêt un caractère excentrique dans cette scène de travail ordinaire. Les barreaux de la cage, si écartés qu’ils ne remplissent pas leur fonction, invitent à leur franchissement. Manières de suggérer qu’un autre scénario est envisageable.
L’exposition se poursuit dans la vitrine de la rue Mazarine où une autre pièce fait écho à celle-ci: on y retrouve les mêmes outils (jeux de miroirs, représentation fétichisée de la main, vêtement de clowns, maquillage à quatre mains) sans le déroulé narratif.
Ces deux installations sont une nouvelle étape dans le projet conceptuel qu’élabore Lili Reynaud-Dewar depuis plusieurs années. Structures de pouvoir, rituels et sexualité chez les sténodactylos européennes est une série de performances qui érige le métier de sténodactylo en mythe, tout en en proposant une relecture critique.
Lili Reynaud-Dewar a pour ambition de rejouer rétrospectivement certaines visions du monde pour en combattre les stéréotypes, dans ce qu’elle a nommé des «rétrofictions».
D’autres mythes ont fait l’objet de ses travaux antérieurs, comme la naissance du cinéma (Black Mariah, 2009) et l’Égypte ancienne (En réalité le sphinx est-il une annexe du monument ou le monument une annexe du sphinx? 2008). Ces «rétrofictions» sont ainsi l’instrument de sa quête d’identité, menée au sein des formes de résistance à la norme.
— Lili Reynaud-Dewar, Structures de pouvoirs, rituels et sexualité chez les sténodactylos européennes (version pour l’intérieur), 2010. Veste, pantalon et chemise de costume, bois, miroirs, table, machine à écrire Canon S70, paravent. Performance avec Mary Knox.
— Lili Reynaud-Dewar, Black Mariah, 2009. Veste et pantalon de costume, panneaux de bois peint et miroirs. Performance.
— Lili Reynaud-Dewar, En réalité, le sphinx est il une annexe du monument ou le monument une annexe du sphinx?, 2008. Affiches, miroirs, kit de batterie, costume en cuir, chaînes, modèles en carton, tables Quaderna de la série «Misura M par Superstudio». Performance avec Xavier Chabellard et Mary Knox.
Publications
— Nicolas Bourriaud, La Consistance du visible, catalogue du 10e prix de la Fondation d’entreprise Ricard, 2008.
— When Things Cast No Shadow, catalogue 5e Biennale d’art contemporain, 2008.
— Cédric Schönwald, Les Utopies en revue, Art 21, nov. 2008.