KVM (Ju Hyun Lee & Ludovic Burel)
En collaboration avec Sarah Vadé et Géry Petit
Store & Scores
Dans Art and Objecthood (1967), le critique d’art américain Michael Fried déplorait la «théâtralité» forcément induite selon lui par les œuvres d’art minimalistes malgré leur revendication de «spécificité», leur quête du «degré zéro» du sens. James Meyer, l’auteur de Minimalism, Art and Polemics in the Sixties (2001), en pointait lui le facile recodage par le capitalisme marchand, toujours friand de «narrativité» bon marché (storytelling). Il relevait les risques de reprise de Donald Judd, dont le designer John Pawson associa en 1995 les œuvres aux dispositifs commerciaux d’une boutique new-yorkaise de Calvin Klein.
Dans «Store and Scores», Ju Hyun Lee et Ludovic Burel reconduisent mimétiquement ces displays minimalistes-marchands, en les transfigurant en plateforme de «karaoké coréen pop et politique». Ils revisitent ainsi, par la bande, l’esthétique orientale du Wabi-sabi de laquelle s’inspira le courant minimaliste occidental.
Dans un article célèbre, «De l’homme et du mimétisme: l’ambivalence du discours colonial» (1984), Homi K. Bhabha s’attache à décrire le jeu nécessairement ambivalent de tout processus mimétique («presque le même, mais pas tout à fait»). Cette équivocité, résultant du nécessaire décalage entre l’identité et la différence, offre un mode de résistance possible à qui refuserait de répondre hystériquement — au sens où Dora, selon Freud, «copie» les maux de ventre de sa cousine — à l’injonction mimétique impériale, dans le cas des colonies ou, plus globalement, néolibérale aujourd’hui.
C’est ce jeu conscient de double écriture (de «ressemblance et de menace», de capture et de rupture), ou encore de «sournoise civilité» (sly civility est un autre concept majeur chez Homi Bhabha), que le karaoké pop et politique met en scène — avec un clair désir de «séparation des éléments», «un rêve de Brecht» disait le dramaturge est-allemand Heiner Müller.
L’installation sonore X.E.R.O.S. s’inscrit dans l’héritage minimaliste par ses matériaux, le Plexiglas et le contre-plaqué, ici appliqué all over sur trois panneaux muraux qui se jouxtent répétitivement. Face à ce dispositif, sur un caisson également construit en contreplaqué et Plexiglas bleu, sont posés une pile de feuille au format A3, où figurent les paroles de la chanson X.E.R.O.S. (une reprise de D.I.S.C.O. d’Ottawan, 1979), ainsi que, posé sur un parallélépipède en mousse, de la même taille que la ramette de papier A3, un casque audio, qui donne à entendre la musique revue et corrigée par le KVM du tube archi-archivé d’Ottawan.
Avec The Manager, c’est le tube pop rock d’Iggy Pop The Passenger de 1977 qui est ici réorienté. Le morceau met en scène un manager-designer de diagrammes — notion de diagramme élaborée par Michel Foucault, qui l’applique en 1975 dans Surveiller et punir, à la fois au camp et au panoptique de Jeremy Bentham —, qui reconfigure l’espace urbain (en macro) et les comportements associés (en micro).
Dans la cave de la galerie Roger Tator, environnement très proche d’une «chambre de chansons» — traduction littérale du mot coréen signifiant «karaoké», Noraebang —, le KVM propose deux installations vidéos. La première donne à voir et entendre Nov Power. Les deux artistes mêlent dans cette nouvelle reprise, de manière critique, le philosophe Michel Foucault et le groupe post-punk Psychic TV (Ov Power, 1982). En partant du concept de «biopouvoir», réinventé par le théoricien français en 1976 pour qualifier la société post-disciplinaire, celle du contrôle, le Korean Vocal Museum s’insurge, en chanson, contre le brevetage du vivant (une forme de «design moléculaire de soi et des autres», pourrait-on dire après Foucault).
Dans la continuité, en se basant cette fois sur les travaux de l’anthropologue foucaldien Frédéric Keck, qui s’est intéressé à cette même notion de biopouvoir en l’appliquant au monde animal, ils réinterprètent et requalifient Vitamin C (1972), une chanson du groupe allemand krautrock des années 1970, chanson qu’ils métamorphosent ici en un hymne végétarien, vegan. Les paroles sont visibles sur un moniteur posé au sol pendant qu’une projection, qui évolue sous la forme d’une courbe oscillatoire — qui pourrait tout aussi bien indiquer le cours de la Bourse ou la consommation annuelle de viande au niveau mondial —, retranscrit visuellement le rythme de la musique revisitée.
Avec le projet Pop and Political Korean Karaoke, le Korean Vocal Museum réinvestit un dispositif mass-médiatique, le karaoké, conçu au Japon dans les années 1970 pour divertir les salarymen (le mot karaoké signifie littéralement «orchestre vide») et le subvertit en y introjectant des problématiques politiques par l’entremise de diagrammes (qui sont autant d’«exposition des rapports de forces qui constituent le pouvoir», selon le philosophe Gilles Deleuze, dans son dialogue avec Foucault).
Le KVM s’inscrit donc en porte-à -faux avec la prescription mimétique libérale qui, après avoir frappé les populations indigènes en régime colonial, au «siècle des Lumières», caractérise aujourd’hui la néo-middle class planétaire.