Dans l’immense salle du Générateur, une sphère dégonflée blanche aux courbes sensuelles de grandes dimensions (3,50 m de diamètre et 0,80 m de haut) a atterri en son centre, comme un OVNI. Charnelle par son galbe et immatérielle par sa blancheur lumineuse, elle paraît tout à la fois posée et suspendue, intrigante. Sa coque en matériaux composites est parsemée de reliefs colorés, comme une cartographie fantaisiste de notre planète. Des sons s’en échappent en une respiration sourde. La forme, évoquant une parenté avec les sculptures de Jean Arp ou de Henry Moore, sollicite le toucher. Lorsqu’on suit le relief de la main, des noms de villes y sont projetés par une vidéo en temps réel.
Â
La Mécanique des Emotions, approche artistique polymorphe au long cours — performances, sculptures, installations, machines, compositions musicales — «d’une traduction sensible du monde filtré par ses médias », selon les propos de l’artiste, est fondée sur le postulat que le web apparaît comme le système nerveux virtuel du monde. A ce titre, il véhicule les émotions de la planète, à travers le langage et les mots correspondants.
Â
Pour Still Moving, acte 14 de cette série de travaux, un moteur de recherche sur Google News a comptabilisé les liens entre chacun des trois termes (choisis par l’artiste) « nervous », « anxious » et « excited » et 3200 métropoles dans le monde. A chaque terme a été associée une couleur. Les reliefs incorporés à la sculpture représentent l’état émotionnel de la planète en juillet 2008 : leur hauteur, les strates de couleurs et la topographie sont directement issues de l’analyse des données recueillies ; leur façonnage a été obtenu par prototypage automatique.
Â
Le choix de couleurs franches par type d’émotion (rouge pour « excited », noir pour « anxious » et jaune pour « nervous ») donne une cartographie contrastée et tonique, où le rouge domine et qui tranche radicalement sur la blancheur de la sphère. Elle l’ancre dans une matérialité affichée, qui tend à faire oublier qu’elle est symbolique. Cette attractivité des couleurs associée à la sensualité des formes crée délibérément une séduction de l’objet. Elle la réfère aussi à l’histoire de l’art du 20e siècle. Mais la sphère, métaphore de la terre, se présente dégonflée car ce sont des émotions anciennes qui sont cartographiées dans sa texture.
Â
Ces émotions passées sont cependant encore frémissantes : le contact les réactive. Les infrabasses qui sortent de la sculpture varient en fonction du toucher des visiteurs et sont à leur tour directement ressenties par le corps, instaurant un dialogue sensitif plurisensoriel. La réactualisation que crée la sculpture par rapport au passé récent de l’histoire de l’art fait ainsi écho à la réanimation par le public des émotions figées. La forme de la sculpture, à la fois maternelle et appelant la caresse, fait naître une empathie. Et le son modulé, propre à résonner dans le corps, est comme un appel qui se maintient dans le temps et à distance, une charge émotive qui ne s’éteint pas. Il semble venir, plus que des habitants qui la peuplent, de la planète elle-même, investissant le spectateur d’un sentiment de responsabilité à son égard. Elle bouge encore (le Still moving du titre), mais jusqu’à quand ?
Â
L’artiste est cependant explicite : la représentation de l’état émotionnel qu’il propose n’est pas celle du monde physique mais sa perception via les réseaux. On tend néanmoins à superposer les deux ; est-ce à dire que des lieux dont on ne parle pas sur le net tendent à disparaître ? La cartographie obtenue est révélatrice à cet égard : Paris et Londres sont condensés en un même très haut relief, l’Europe englobe l’Afrique du Nord, le reste du continent africain se diffracte en un archipel, une partie de l’Amérique du Sud est escamotée et le reste à l’avenant. Still Moving image le bouleversement de la représentation du monde à l’ère de la société de l’information, entre disparition et surreprésentation de régions, marquant ainsi l’impact des réseaux et la distorsion qu’ils entraînent sur la géographie réelle. Cette représentation passe aussi par le prisme de l’anglais, qui constitue un puissant filtrage linguistique.
Â
Mais cette cartographie correspond à un instantané. Elle fige des émotions, par essence éphémères et impalpables. On peut alors l’appréhender comme la métaphore de la caisse de résonance que constitue le web à travers le monde et les traces indélébiles qu’on y laisse sans le savoir, pouvant à tout instant être réactivées à notre insu. Le monde virtuel façonne la perception du monde réel et tend à s’y substituer ; il devient le miroir aux alouettes séducteur que nous renvoie la sculpture.
Â
La série photographique eMoving Stills présente des étapes antérieures de la Mécanique des Emotions, dont le projet initial date de 1996 et les premiers travaux de 2005. Cette série forme des arrêts sur image du grand récit en œuvres et en actions de la circulation des émotions qu’a entrepris Maurice Benayoun à travers le monde. Transparaît avec force la cohérence de la démarche de l’artiste, qui pointe la marchandisation mondiale généralisée, à travers la saga des émotions, comme si tout ce que brassaient les réseaux devait inexorablement se mouler à l’aune de l’économique. En rendant manifeste par l’art la pensée de McLuhan que le medium est le message, l’artiste y intègre le politique. Il démonte aussi le paradoxe de la réification dans le monde numérique, sur lequel bute notre société.
Â
Still Moving est une commande publique du Centre National des Art Plastiques
réalisée avec le soutien d’ARCADI (Ile de France), du Conseil Régional de Lorraine, de la communauté urbaine du Grand Nancy et la collaboration technique des laboratoires suivants : CITU (universités Paris 1 et Paris 8), CIRTES (Saint-Dié-des-Vosges), ARTEM, Ecole des Mines de Nancy.
Maurice Benayoun
— Étude pour Still Moving n°7, 2008. Tirage photographique, 80 x 54 cm, coll. Fonds National d’art contemporain.
—  Still Moving, 2008. Résine et fibre de verre, infra sons, caméra et projection vidéo. 3,5 m de diamètre, 80 cm de haut. Photo au Grand Palais © Maurice Benayoun.
— Still Moving, 2008. Résine et fibre de verre, infra sons, caméra et projection vidéo. 3,5 m de diamètre, 80 cm de haut. Photo au Grand Palais © Delphine Fabbri Lawson.
— Still Moving, 2008. Résine et fibre de verre, infra sons, caméra et projection vidéo. 3,5 m de diamètre, 80 cm de haut. Photo au Générateur © Maurice Benayoun.
Publications
— Maurice Benayoun, Art after Technology, Technology Review #7 (MIT French Edition), France, 2008
— Christophe Leclercq, World Skin Revisited, Arcadi la revue, Paris, juillet 2008