Un diptyque de photographies de dimensions très modestes en regard de celles de la galerie, immaculée et vide, signale discrètement la présence de l’artiste. On y voit des nuages, qui ne sont pas sans évoquer les cieux tourmentés des paysages peints du XVIIe siècle, mais une granulation incongrue les parasite. De plus près, le regard attentif décèle le gravier ocre et brun d’un macadam nappé d’eau qui reflète le ciel: renversement perceptif, et rencontre de l’ordinaire et du cosmos, soit un condensé programmatique de l’exposition, qui se tient au sous-sol.
Dans le premier, réplique obscure par son volume et sa surface de la salle lumineuse du rez-de-chaussée, Prey est projeté sur toute la hauteur du mur-écran. Dans le cadre serré et tremblotant d’une caméra portée, un magnétophone est posé dans l’herbe. Action !, souffle une voix off, en même temps qu’une main noire le met en marche. La galette verte enroule ce que la rouge dévide, en délivrant un crépitement étrangement familier, précis et imperturbable. Mais des raclements imperceptibles, une pulsation vivante, en trahissent l’origine humaine.
Le temps de comprendre qu’il s’agit sans doute du jeu virtuose d’un danseur de claquettes infatigable, que, soudain, le magnétophone s’arrache du sol. Envol suivi par la caméra qui découvre alors un panorama de prairies vallonnées, puis le ballon blanc qui entraîne le magnétophone dans son ascension. Quelque chose se tramait hors champ. Il est trop tard. Le film échappe au spectateur, comme le ballon et sa proie sonore, qui finissent par se fondre dans la blancheur silencieuse du ciel.
Illuminer, projeté dans la cave voûtée du deuxième sous-sol, est un long plan séquence. Ici des sièges invitent à retrouver la posture du spectateur de cinéma. Une caméra immobile cadre un lit vide dans le décor anonyme d’une chambre d’hôtel ; à sa gauche, au pied du lit, une télévision hors champ est allumée. Une fois la lampe de chevet éteinte, c’est elle qui illumine la scène. Un homme vient s’allonger, corps noir en raccourcis sur les draps blancs, télécommande à portée de main. Le son est fort, et sourd, comme perçu à travers une cloison trop mince. Des commentaires clamés avec complaisance se détachent nettement: il s’agit d’un reportage sur la préparation des marines, à la veille d’une invasion annoncée de l’Afghanistan. On imagine sans peine les corps durcis, entraînés dans des conditions extrêmes à survivre et à tuer.
L’indolente impassibilité de l’homme résiste, il finira d’ailleurs par s’endormir, douillettement enveloppé dans ses draps. L’auto-focus peine à suivre les variations lumineuses de la télé : les passages par le flou brouillent l’image jusqu’à l’abstraction, des noirs soudains inversent les valeurs sous l’effet de la persistance rétinienne. La plasticité séductrice des images, pourtant induites par celles brutales et invisibles qui illuminent la scène, achève leur disjonction de la bande son, dans une mise à distance tour à tour réflexive et distraite : qu’en est-il de la perception du monde quand il n’advient plus que formaté par la rhétorique télévisuelle ?
Une force subversive paradoxale émane des films de Steve McQueen. S’engouffrant dans la vacance laissée par le retrait apparent de la narration, le hors-champ, où se tiennent les événements du monde, s’y déploie d’autant plus intensément que le temps cinématographique est dilaté au-delà de ses propres règles, puisque ajusté à celui de la vie même. Les micro-événements de l’ordinaire deviennent alors de véritables opérateurs de sens.
Steve McQueen
— More, 2001. Deux photographies couleur (diptyque). 84,5 x 127 cm (x 2)
— Prey, 1999. Film 16mm couleur. 6mn 25s.
— Illuminer, 2001. Projection vidéo, couleur. 15mn 13s,