Interview
Par Pierre-Evariste Douaire
Quelle est l’origine de cette nouvelle série?
C’est une commande du Pavillon français de l’exposition universelle d’Aichi. Cette ville abrite la plus grosse usine Toyota du Japon. Les organisateurs m’ont demandé de photographier l’usine de la firme implantée à Valenciennes. Ils voulaient nouer des liens entre les deux pays à travers des rapprochements économiques, culturels et artistiques. Ils se sont adressés à moi parce qu’ils connaissaient mon travail sur les chaînes de montage de Renault. Mais, depuis 1992, je suis passé à autre chose et je n’avais pas envie de me répéter.
Pour ne pas vous répéter vous avez utilisé des moyens numériques.
Sans changer de vocabulaire, j’avais envie de rajouter un niveau de complexité à mon langage. L’image est littéralement à décrypter. En une décennie l’image numérique a transformé le monde. Elle fait partie de notre environnement, elle est entrée au cœur des foyers. Entre aujourd’hui et hier il y a un gouffre. Depuis 1980 l’image s’est excessivement complexifiée.
«Melting Point» m’a permis d’expérimenter de nouvelles formes de présentation. Malgré des délais courts — trois mois entre la proposition et la réalisation des photos — j’ai bousculé les acquis de la photo argentique pour aller flirter avec le numérique. Cette opportunité m’a permis de travailler dans la même direction que précédemment, mais en m’appuyant sur des moyens numériques. La prise de vue et les tirages demeurent argentiques, mais le numérique, c’est-à -dire le scannage des négatifs, m’a permis d’interroger le regard et d’analyser les apports des nouvelles technologies.
«Melting Point» est un travail qui juxtapose deux types d’images.
Les approximations du début ont laissé place à un vrai travail de juxtaposition des images. Pour mon premier essai la juxtaposition s’est faite a priori. Sur le même négatif deux prises de vue différentes sont réunies. J’ai gardé cette image, elle est exposée actuellement à la galerie Polaris.
Pour les autres tirages, la manipulation s’est déroulée a posteriori. C’est à partir de deux négatifs que l’image finale a été obtenue. Dans les deux cas j’ai trituré le matériau. A partir de ces accidents j’ai expérimenté et j’ai essayé de voir ce qui allait en sortir. L’idée ne résidait pas dans la maîtrise mais dans l’expérimentation.
Les premiers résultats m’ont convaincu de persévérer dans cette voie. C’était une bouffée d’air qui me changeait de ce que j’avais l’habitude de faire, tout en gardant un vocabulaire identique et une démarche documentaire.
Le but de cette manipulation est de questionner le regard.
Il ne s’agissait pas de tomber dans la manipulation gratuite. Le but était précis, il consistait à jouer sur l’authenticité de ce qui était montré au spectateur. Il s’agissait de savoir si l’authenticité de l’image était altérée. La manœuvre consistait à amener chacun à se poser des questions. La lisibilité des images reste prépondérante, elle sert de fil conducteur, mais le spectateur est amené à se poser la question de savoir s’il y a une image, deux images ou une juxtaposition d’images. Le tout reste très documentaire, très figuratif, mais les repères sont mis en péril, ils fluctuent au fil des travaux.
Vous définissez votre travail de documentaire, pourquoi?
Le documentaire ne se résume pas au reportage, ce n’est pas aussi simple. Le documentaire reste le premier niveau de lecture de mes images. Ce n’est pas un élément essentiel, mais il permet de relier la scène et le sujet photographiés. Une photographie reste de toute façon attachée à quelque chose qui a été, sans vouloir paraphraser Barthes. Une photographie, quoi qu’on en pense, quoi qu’on en fasse par la suite, est un événement qui a eu lieu à un moment donné quelque part. Il faut garder à l’esprit ce constat d’évidence. L’image est reliée à une réalité, elle n’est pas une abstraction.
Chez vous, je vois moins un style documentaire qu’une mise en scène.
C’est moins de la mise en scène que de la théâtralisation. J’utilise un vocabulaire, des paramètres, un protocole particuliers qui théâtralisent le lieu qui va être représenté. La photographie permet de mieux voir le réel. L’usine de Valenciennes est extrêmement bruyante, dangereuse et terriblement difficile d’accès. Le tirage, à l’inverse, dégage une grande sérénité qui tranche avec mes visites. L’image photographique déréalise, c’est ce qui me fascine, mais elle se nourrit du réel. Je n’ai pas orchestré tout ce petit monde, je n’ai pas mis en scène les machines, les ouvriers, j’ai fait avec, c’est tout. J’ai essayé de rendre compte. Ce qui m’intéresse c’est la façon dont on regarde les choses.
La manipulation des négatifs est une occasion de s’arrêter sur le résultat final.
Le spectateur est placé volontairement dans une situation de déséquilibre, il est invité à se poser des questions sur l’image qu’il contemple. Son étonnement est fortement sollicité. La lecture des travaux est simple, la juxtaposition de deux images n’est qu’un prétexte à proposer un nouveau regard. La fusion de deux points de vue révèle et relève d’une vraie remise en question de notre façon d’appréhender l’image. Cette remise en question est rendue possible par le prisme du numérique.
Vos juxtapositions actuelles ne sont pas sans évoquer les combinaisons passées. Je pense à votre travail sur les diptyques notamment.
Je travaille toujours dans l’ambiguï;té. J’expérimente le regard, je tente de savoir comment on peut altérer l’authenticité et la manière dont on va regarder les images. Les polyptyques, que ce soient les triptyques ou les diptyques, étaient des moyens d’immiscer des petits grains de sable dans cette représentation. L’air de rien, les panneaux pouvaient s’inverser, s’échanger. Les panoramiques de «Landscaping» jouaient sur la discontinuité de deux images mises côte à côte. Avec «Melting Point» les deux images, au lieu d’être translatées, sont mises l’une sur l’autre. Après, il suffit de regarder ce qui se passe.
Depuis l’apparition de la photographie numérique, le public s’interroge beaucoup.
Le numérique a submergé le grand public. Les spectateurs ne cessent de questionner le travail. De nombreuses interrogations les assaillent, ils se demandent toujours si la photographie exposée est argentique ou numérique. Ils sont traversés par des doutes mais «Melting Point» tente de les dépasser. L’intervention numérique est assumée et, à ma manière, je tente d’interpeller les gens en les obligeant à se poser des questions.
Pourquoi ne peut-on plus regarder les photographies comme il y a vingt ou dix ans?
J’observe énormément le comportement des spectateurs. Il y a une croyance nouvelle qui consiste à penser que toute image non conventionnelle, ambiguë, bizarre est le fruit du numérique. Tout travail est remis en cause. Des collectionneurs vont même jusqu’à douter de mes anciennes séries, ils y voient des retouches numériques et des recours à la palette graphique. Dès qu’ils ne comprennent pas un élément de la photographie, ils l’imputent à une manipulation, ils y voient une falsification.
Ces comportements sont devenus légion alors qu’auparavant l’image ne générait pas ce genre de questions, de remises en cause. «Melting Point» s’amuse de cette nouvelle situation. Je ne regarde plus les images comme avant. Celles des années 1980 me paraissent datées, patinées par le temps, elles sont vintages. Cette nouvelle série sera sans doute dépassée dans dix ans. L’ambition actuelle réside moins dans l’élaboration d’une image durable que dans un projet expérimental.
La différence entre l’argentique et le numérique?
Le numérique amène un outil supplémentaire. Avant, il n’y avait pas de choix. Désormais, les deux moyens se présentent à l’artiste. Il faut savoir que l’outil numérique apporte un vrai changement. Je peux obtenir des photographies que je n’aurais pas pu réaliser il y a cinq ou dix ans. Le résultat se rapproche de mes intentions. Libre à chacun d’employer l’un ou l’autre en fonction de ses besoins, de ses visées. La photographie devient hybride, elle mélange allègrement les apports et les spécificités des deux pratiques. «Melting Point» reprend cette notion dans sa fabrication. En ce sens, elle se rapproche de son sujet, une chaîne de montage automobile, qui est également hybride.
Je suis surpris par les questions du public. J’avais à l’esprit qu’une photographie n’est que le résultat de manipulations successives, de la prise de vue au tirage. Ceci est autant vrai pour une photographie primitive, comme le photogramme, argentique ou numérique.
L’argentique est le fruit d’une manipulation. Une photographie tourne le dos à la réalité, elle ne peut pas rivaliser avec l’œil. La photographie, hier comme aujourd’hui, est toujours dans la compensation, dans le compromis. Il faut qu’elle se rapproche le plus possible de ce que l’on a vu, mais il persiste toujours un petit décalage. On est bien d’accord que regarder une photo ne revient pas à regarder la réalité. Mais la notion de véracité reste attachée à la photographie. Une photographie n’est pas la vérité mais une vérité.
Le vocabulaire formel que vous utilisez aujourd’hui était décelable antérieurement, mais il n’était pas aussi central.
Dans «Melting Point», il y a une adéquation entre la forme et le fond. Les notions de flou, de fluidité et d’ondulation viennent renforcer le sujet traité. L’atomisation des formes reprend la division du travail de la chaîne de montage. L’information est densifiée, complexifiée, grâce au fusionnement d’une multitude de matières. Le magma de couleurs et d’effets est là pour être activé par le spectateur. Chaque parcelle est un tout. Chaque partie est autonome et l’ensemble de la composition se nourrit de cette multitude. Il règne une unicité dans la diversité et inversement.
Photographier une usine automobile rappelle plus Les Temps modernes que Matrix.
Je n’ai pas pensé à Chaplin pour cette série. L’élément humain semble absent, mais l’usine ne fonctionne que parce qu’il a trois mille personnes qui maximisent la production, minimisent les stocks et optimisent le tout pour avoir la meilleure gestion possible.
Pourquoi travailler dans des formats tableaux?
Tout dépend des sujets, certains nécessitent des tirages plus grands que d’autres, c’est à chaque fois différent. Les formats de «Melting Point» restent relativement grands. Actuellement, je tire des photos plus petites que dans le passé. Je m’aperçois également que certaines photos n’ont pas besoin d’être aussi grandes, elles fonctionnent tout aussi bien dans des formats plus petits. L’intention n’est pas dénaturée, la petitesse permet de mettre en place un rapport privilégié avec l’œuvre, d’insufflé de l’intimité. Il ne faut pas se contenter du déjà fait. Toute nouvelle exposition est un investissement, il faut pouvoir générer une réflexion et faire avancer le travail.
Le format-tableau a envahi les murs des galeries. Très honnêtement, je trouve que dans bien des cas la photographie n’a pas sa place sur un mur. Elle fonctionne même étonnement bien en livre. On a tendance à mélanger le livre et l’exposition et malheureusement, dans bien des cas, ce type de travaux n’a pas été pensé pour être présenté de la sorte. Souvent cela ne fonctionne pas très bien. J’éprouve plus de plaisir à consulter les livres qu’à déambuler dans certaines expositions. Je dis cela sans vouloir opérer une hiérarchie entre la photo debout et la photo couchée. Je ne sais pas si «Melting Point» marcherait si bien que ça en livre par exemple, c’est une question que je me pose. J’aime la voir au mur car je trouve qu’elle prend de l’ampleur, qu’elle dégage du souffle. Les tirages all over me permettent de redécouvrir des choses a posteriori. Je suis fasciné par le fait de redécouvrir des choses que je n’avais pas vues sur le moment.
Quel recul avez-vous sur votre carrière?
«Melting Point» m’a libéré des contraintes inhérentes à la photographie. Il faut éviter de s’enfermer dans une technique, une esthétique, un système. Cette expérience sur la fusion des images m’ouvre de nouveaux horizons. Je poursuis mes séries comme avant, mais maintenant j’ai une nouvelle direction de travail. «Melting Point» est une série autonome qui ne concerne pas uniquement les usines Toyota, j’ai envie de la prolonger sur d’autres sujets. Je risque d’égarer le public, il peut ne pas s’y retrouver et se sentir perdu par ces nouvelles expérimentations.
Des envies?
J’ai toujours plusieurs chantiers sous le bras, des projets qui attendent, d’autres qui mûrissent. Pourquoi pas des portraits. Pour cela, il faut que je trouve un questionnement qui me satisfasse. Les fusions d’images sont toujours d’actualité au même titre que la découverte de nouvelles villes. Sans aller au bout du monde, Paris reste une ville dans laquelle il reste beaucoup de choses à faire.