On connaissait des artistes manqués qui firent de douteux politiques; avec Richard Nonas on découvre l’anthropologue raté. De son échec relatif à dire par les mots les liens invisibles qui relient les hommes à leurs environnements, il a su dégager un art mutique et mystérieux, entre minimalisme et Land art.
L’œuvre de Richard Nonas, qui a conquis une maturité rare et une audience internationale au cours de ces quarante dernières années, fut longtemps négligée en France, mais aussi restée injustement dans l’ombre des minimalistes (tel que Donald Judd). Cela peut s’expliquer en partie par la particularité de son parcours. Avant d’être artiste, ce new yorkais né en 1936 exerça pendant dix ans la profession d’anthropologue, en particulier auprès des Indiens d’Amérique et des Inuits du Canada. Avec ces peuples du désert, Richard Nonas a tiré un sens aigu de l’espace et du dépouillement, de l’épure et du silence.
Cette deuxième exposition personnelle à la galerie Anne de Villepoix, atteste de cette même volonté d’occuper l’espace en en dégageant les potentialités secrètes. Les trois salles de la galerie sont entièrement transformées par des installations principalement faites de simples matériaux d’acier ou de bois, quasiment bruts, parfois justes repeints d’une couche d’huile monochrome.
Chacune des pièces en acier, à peine dépoli, est rongée par la corrosion et marquée par des taches grisâtres. Et, les petites compositions de bois de cerisier rugueux, aux couleurs d’un brun orangé, sont découpées sur seulement deux côtés.
Richard Nonas ne travaille qu’avec des matières ordinaires de notre environnement urbain et rural. Nul exotisme ici ! Chaque élément renvoie à une réalité immédiate, familière et concrète. Les blocs d’acier ou les planches de bois noirs sont comme des tasseaux qui peuplent n’importe quel chantier ou atelier d’usine.
Cette économie de moyens et de gestes est renforcée par l’extrême simplicité des formes. Les pièces de tailles toujours égales (sauf pour les petits bois) sont alignées selon trois types de séries ordonnées. L’alignement d’éléments équidistants muraaux (On the Wall) pour les pièces de bois de cerisiers toutes accrochées, en porte-à -faux, à la même hauteur sur le mur. L’alignement équidistant au sol (On the Floor) pour les blocs d’acier. Et, l’alignement équidistant médians (Floorwall) — soit de biais, soit en équerre au ras du sol — pour les grandes traverses de bois noirs ou les petits tasseaux de métal.
Ces matériaux sont donc agencés selon une géométrie réduite aux seules diagonales, droites, et parallèles. Pas de courbe, ni de cercle. Pas de sophistication. Pas d’esthétisme ; on est dans l’aridité du désert !
Avec cette sobriété de formes, de matériaux et de couleurs (gris, noir, jaune) Richard Nonas parvient à composer des installations d’une grande puissance plastique. On retrouve ici un principe de composition cher à Malevitch: «Less is more». D’ailleurs, quelques pièces de bois évoquent le motif de la croix du suprématisme. Et, les petites compositions murales faites de 2 morceaux de bois de cerisier, (cloués les uns aux autres à angles plus ou moins droit), de leur côté, rappellent aussi Tatline et son souci d’un Art du réel. Abstrait et concret. Tel un musicien de jazz, Richard Nonas joue subtilement sur l’alternance et la dualité.
On est également dans une filiation minimaliste plus récente, avec certaines installations de Donald Judd. Dans la première salle, on croit voir deux Stacks de Donald Judd avec leurs parallélépipèdes d’aciers empilés; mais des «Stacks» renversés à même le sol, et pourtant miraculeusement intacts dans leurs alignements et leurs intervalles réguliers!
On retrouve aussi le travail du minimalisme sur les oppositions vide/plein, verticalité/horizontalité, etc. Entre chaque barre d’acier, les espaces semblent avoir la même hauteur que les parties pleines. Les espaces vides font partie intégrale de chacune des pièces, comme dans la grammaire minimaliste de Judd.
Les deux empilements (Sans titre, Floorpiece) horizontaux posés au ras du sol sont aussi composés d’un nombre pair de tasseaux (12 et 6) pour qu’aucun d’entre eux ne joue le rôle de centre et n’introduise une organisation hiérarchique au sein de l’œuvre. Les deux installations (On the Floor) sont d’ailleurs elles-mêmes dans un rapport d’un demi qui suggère un effet de trompe l’œil. La seconde Floorpiece semble alors irrémédiablement projetée dans un espace deux fois plus lointain que la première.
Ce jeu subtil sur la perception de l’espace est également repris avec le nombre pair de bois de cerisier (6 pièces) ; ainsi que les quatre blocs en équerre de la série «Floorwall».
Enfin, Richard Nonas alterne savamment le monumentale et le minuscule ; le sens de la totalité et le souci du détail. Ainsi, les pièces de cerisiers agissent comme de petites notes en contrepoint des grandes poutres de bois noirs, semblables aux touches d’un énorme piano invisible. La métaphore musicale peut d’ailleurs accompagner la visite dans la mesure où l’espace est comme rythmé par les pièces qui alternent les temps forts ou faibles, pleins ou vides, comme autant de syncopes, de notes ou de silences qui scandent le parcours de l’exposition. On est donc bien dans la mouvance minimaliste, mais un minimalisme dont la précision se dérèglerait légèrement.
Tout cet agencement, basé sur des proportions mathématiques, contraint alors le regard du spectateur à des aller retour complexes du sol aux murs, des angles aux plafonds. Il provoque une modification progressive de la «réalité» de l’espace. Enfin, comme dans l’art minimal, le spectateur est invité à déambuler à travers ces installations, en échappant à la tentation de tout vouloir expliquer. On est en deçà des mots, dans un site qui échappe à la science ; même si la grammaire plastique évoque bien une ébauche de géométrie balbutiante accessible à tout homme.
L’exposition doit s’éprouver aussi comme une totalité à l’image de la culture irréductible aux éléments qui la compose. A la différence, cette fois, des minimalistes qui cherchèrent à décanter la matière pour dégager un «objet spécifique», les pièces de Richard Nonas ne sont pas séparables de l’installation dans laquelle elles s’intègrent. Hors de sa série et de sa position dans le lieu qu’elle occupe, chaque pièce n’a aucun sens. Ce qui se passe entre les blocs de bois ou de métal est aussi important que les pièces elles-mêmes. Seul compte leur position, leur espacement, leur nombre, etc. Tout un structuralisme esthétique !
A cet égard, Richard Nonas est redevable d’une dette à sa vie passée d’anthropologue. A l’instar du père de l’anthropologie, Marcel Mauss, voulant saisir le fait social dans sa totalité complexe (culturelle, religieuse, économique, etc.), Richard Nonas cherche nous faire pressentir la complexité de la réalité sensible. Il est également tributaire de toute une mouvance artistique des années 60 -70 qui chercha d’autres manières d’habiter le monde, de penser autrement l’espace et de créer des «espaces autres».
Dans cette dynamique, l’anthropologie joua un rôle fondamental. En particulier Edward T. Hall qui montra que l’espace n’est nullement une donnée objective, mais un produit d’habitus culturels impliquant la totalité des sens.
Dans cet esprit, Richard Nonas rejoignit les membres du groupe «Anarchitecture» avec Gordon Matta Clarck et Richard Serra qui voulaient recontextualiser les pratiques artistiques (tel le minimalisme) dans le champ public, opérer de véritables «coupes» dans l’uniformité du tissu urbain susceptibles de libérer les hommes de leur assujettissement à ce milieu.
Le titre de l’exposition «Split» fait d’ailleurs allusion à l’installation de Gordon Matta Clarck Splitting (1974), et procède ainsi à une mise en abyme habile qui découpe le verbe «Splitting» (signifiant lui-même «fendre»). Gordon Matta Clarck avait littéralement fendu une maison de bois tout en la maintenant miraculeusement debout! D’une manière plus apaisée, Richard Nonas reprend aujourd’hui avec douceur la profondeur de ce geste de fendre ou d’espacer un espace sans en détruire les objets qui le peuple.
Œuvres

— Richard Nonas, Sans titre, (Floorpiece), 2012. Acier, 6 barres de 7 x 14 x 50 cm chacune.
— Richard Nonas, Sans titre, 2012. Bois de cerisier. Dimensions variables.
— Richard Nonas, Sans titre, 2012. Huile sur bois de cerisier. Dimensions variables.
— Richard Nonas, Sans titre, 2012. Bois de cerisier. 42 x 36,5 x 11,5 cm.
— Richard Nonas, Sans titre, (Stopped bar), 1974. Acier. Pièce unique, 14,5 x 10,5 x 84 cm.