Interview
Par Pierre-Évariste Douaire
paris-art.com ouvre ses colonnes à une longue série d’interviews consacrée aux artistes urbains. La succession des portraits permettra de découvrir les visages et les pratiques de ces artistes qui transforment la ville en galerie à ciel ouvert.
Space Invader propose un art urbain calqué sur celui des traités militaires. Soldat solitaire d’une armée dont il est l’unique fantassin, c’est en franc-tireur qu’il intervient dans nos villes. Son art de la guerre s’apparente à de la guérilla urbaine. Ses attaques sont pourtant pacifistes, elles se résument à coller des mosaï;ques sur les murs de nos cités. Les Space Invaders sont les aliens des premières consoles de jeux vidéo que l’on peut croiser un peu partout dans nos promenades.
Les grands boulevards de Paris ou les artères de Los Angeles deviennent alors les circuits imprimés d’un jeu de rôle qui prend des dimensions planétaires. L’invasion est un mode d’action artistique autant qu’un mode de vie. Après la publication de cartes d’état major, Invasion de Paris est le premier livre édité par Space Invader, il revient sur ses premières invasions de la capitale.
Pierre-Évariste Douaire. Tu as commencé ton invasion de Paris avec des mosaï;ques en 1998, six ans plus tard cela donne ton livre Invasion de Paris, ta mission est accomplie ?
Space Invader. Non, ce livre serait plutôt un compte rendu de l’invasion parisienne. Il est sous-titré « La Genèse » et chronique les 500 premiers Space Invaders réalisés dans la capitale. Il apporte également pour la première fois une vision globale du projet. Un Space Invader que l’on croise n’est pas une simple mosaï;que placée là mais l’élément d’un réseau.
Comment s’est passée la publication de ce livre, tu es allé jusqu’en Thaï;lande pour le faire imprimer, est-ce que ça a été une aventure ?
Non pas en Thaï;lande mais au Bangladesh, je crois qu’il s’agit du premier livre qui a été imprimé là -bas (sur des machines allemandes des années 1960 !). Ça a été une vraie croisade en effet, mais je suis satisfait du résultat. Il s’agit d’un pur livre d’artiste, dans le sens où je l’ai réalisé de A à Z, ça se ressent car il est très brut. En fait il s’agit du premier titre d’une collection, le suivant porte sur l’invasion de Los Angeles. L’idée est de détourner les guides traditionnels, chaque titre racontant l’invasion d’une ville. Ils présentent des archives jusque-là tenues secrètes…
Les Space Invaders ont été créés en 1978 au Japon, ce sont des petits aliens, des étrangers qu’il faut combattre, ils apparaissent dans la fin de la guerre froide traversée par la peur du danger nucléaire. Comment intègres-tu cette dimension dans ton travail aujourd’hui ? Es-tu en guerre ?
Non je ne suis pas en guerre. Je suis dans une logique épidémique planétaire. Ces « petits aliens » ont été créés pendant la guerre froide c’est vrai mais aussi avec les premiers ordinateurs, j’aime cette rudimentarité technologique. Cela fait ressortir l’élément fondateur de toute image numérique : le pixel.
D’autres artistes ont pris la ville comme champs de bataille, je pense aux pochoirs de petits soldats de The Art of Urban Warfare, sont-ils dans ta lignée ou dans ta ligne de mire ?
Ces petits soldats sont apparus il n’y a pas si longtemps. J’aime l’idée que mon projet puisse être une source d’inspiration pour de futures générations. Debord disait « les arts du futur seront des bouleversements de situations ». Cela fait déjà longtemps que je songe à amener ce projet vers une dimension collective, je vous en reparlerai au moment venu …
Ton invasion est ludique, mais c’est aussi une violation de territoire ?
Oui il y a cette idée, mais je la qualifierais plutôt d’infiltration de territoire. C’est aussi un coté ambigu que je cultive. Les Space Invaders sont marginaux et ludiques, ils prolifèrent de manière pacifiste.
Tu aimes te définir comme un « envahisseur d’espace », ton appropriation peut être physique, topographique, géographique, cartographique, médiatique, je trouve que tu es à la croisée entre l’art contemporain et la scène graffiti, ce sont deux modèles que tu revendiques ? Quels sont tes rapports avec ces deux courants ?
Ma vie est étroitement liée à l’art, je ne la conçois pas autrement et c’est ce qui m’a mené aux Space Invaders. Les Space Invaders m’ont ensuite amené à découvrir la scène et la culture graffiti. Il y a des choses très intéressantes dans cette culture. J’aime l’idée d’engagement total que suppose le graffiti, c’est quelque chose de très intense que je ressens également à mon niveau, c’est une mission que l’on vit de manière solitaire et totale. Ce projet demandait un investissement total et je lui ai donné, je lui donne toujours car il n’est pas arrivé à son terme.
Les artistes du Land Art et les artistes conceptuels sont très importants pour moi, car ils décontextualisent et dématérialisent l’œuvre d’art, es-tu dans ce prolongement avec tes mosaï;ques ?
Oui bien sûr, je m’inscris dans une continuité et ces deux mouvements sont importants. En même temps je ne m’en suis pas directement inspirés. Bizarrement les Land artistes ont peu travaillé en milieu urbain (à quelques exceptions près comme Gordon Matta Clarck ou Christo).
Dan Graham, Yves Klein, Daniel Buren, Fred Forest, ont utilisé le journal comme matériau et comme support, est-ce que ton invasion passe par l’édition ?
L’édition m’intéresse autant comme support potentiel d’invasion que comme médium. J’aime les artistes qui ont édité leurs propres livres ou qui y ont apporté un soin particulier. Tu aurais d’ailleurs pu citer Warhol, Sophie Calle, Claude Closky ou Damien Hirst également !
Si on change le terme belliqueux « invasion », par le terme médical d’épidémie, on passe du virus informatique au V.I.H., ton personnage de console vidéo est-il aussi biologique ?
Non pas réellement. Mon champ d’investigation serait plus technologique que biologique.
Je n’associe pas ton personnage au sida, mais il y a cette idée de propagation, il y a cette attaque du corps de la ville. Le Space Invader ressemble à une cellule, mais est-elle contaminée ou contaminante ?
Contaminante, plutôt à la manière d’un virus informatique, qui utilise un système réseau pour se propager. À une époque j’enregistrais des images subliminales de Space Invaders sur les cassettes vidéo que je louais au vidéoclub de mon quartier.
Independance Day est un film intéressant, car il correspond à un moment où les États-Unis n’avaient plus d’ennemis, l’ennemi il fallait le chercher dans l’espace, est-ce que ton invasion d’Hollywood est à prendre au deuxième degré, comme Mars Attack de Tim Burton ?
Lors de ma première invasion de Los Angeles, je me suis dit qu’il me fallait tenter une opération sur le signe Hollywood. Je m’y suis donc rendu le 31/12/1999 pour y poser « le bug de l’an 2000 », un Space Invader sur la lettre « D ». Depuis ce jour c’est devenu un rituel, à chaque nouveau voyage à L.A. j’envahis une ou plusieurs lettres. Ce qui est fantastique c’est que le site est protégé et interdit d’accès, ce qui a pour conséquence que les Space Invaders tiennent. Je suis en train de réunir ces images pour le prochain guide d’invasion : L’Invasion Los Angeles, l’histoire d’Hollywood.
La mosaï;que est proche des murs, il y a un côté rupestre dans ton travail, es-tu d’accord ?
Oui c’est vrai que le mur est le support idéal pour l’emploi de mosaï;que. Et puis il y a cet effet de fossilisation par lequel la mosaï;que devient une partie du mur et de son histoire.
A l’inverse de la bombe aérosol, qui maintient à distance, et de l’affiche qui pose un voile sur le mur, tes mosaï;ques ont à voir avec la fresque. Cette peinture à même le mur est considérée comme de la sculpture pour certains, car l’erreur n’est pas permise, les pigments rentrent directement dans la pierre, on ne peut effacer ce que l’on peint, veux-tu réagir sur cette comparaison ?
Ce qui est sûr, c’est que contrairement à l’affiche ou à la peinture, la mosaï;que a ce côté inaltérable. Au XVe siècle, dans les églises, beaucoup de peintures religieuses étaient remplacées par des céramiques pour mieux résister aux diverses intempéries.
J’associe ton travail à la grotte préhistorique, aux graffitis de Brassaï;, aux jeux vidéo évidemment, mais j’aime particulièrement ton travail de cartographe, je le trouve très important, peux-tu nous parler du besoin de faire appel à la carte ?
Les cartes me permettent de faire le lien entre un infiniment petit (le pixel, le Space Invader) et un infiniment grand (les villes, la planète). Elles représentent aussi une idée d’errance. J’utilise personnellement des cartes pour mieux quadriller les villes que j’envahis, c’est un aller-retour permanent du terrain à sa représentation. Cela donne également un forme à chaque invasion avec la ville comme terrain et les Space Invaders comme constellation. Je travaille actuellement sur la 13e carte, elle s’intitule : United Invasion of Manchester. Chaque carte que je réalise possède son propre style, et ses propres codes. Chaque carte raconte une histoire, elle a sa propre esthétique, elle donne à lire beaucoup de choses…
Dans les peintures de Vermeer et d’Holbein on peut voir des cartes, mais c’est véritablement avec le Land Art qu’elles ont pris toute leur dimension, vas-tu poursuivre dans cette direction ?
Bien sûr, ces cartes sont indissociables du projet. Je n’en ai édité que 12 mais j’en possède personnellement 28 : une carte pour chaque ville que j’ai envahie, avec le positionnement de chaque intervention.
En 2003 la galerie Magda Danysz te consacrait une expo personnelle, comment se passe le passage de la rue à la galerie ? Te sens-tu obligé de faire autre chose ?
Cela suppose une certaine adaptation bien sûr, mais je pense qu’un bon artiste in situ est un bon artiste tout court. (et vice-versa !)
La vraie place de tes personnages ce n’est pas la rue ?
???
Tes tableaux en mosaï;que, comme Pac Man ou Pong, font la jonction entre ton travail en extérieur et tes préoccupations picturales ? Oui, ces jeux correspondent à une époque où les jeux vidéo étaient très intéressants car les machines n’étaient pas assez performantes pour créer des rendus hyperréalistes (voire même réalistes!). Cela générait donc une esthétique minimale et conceptuelle comme le labyrinthe et les créatures de Pac Man, les lignes colorées du casse brique, les bloc de pixels d’Asteroï;d, ou encore les rangées de Space Invaders…. J’aime cette esthétique, et du fait de leur basse résolution je peux les réaliser en carrelage.
La galerie me permet dans ce cas de réaliser des « tableaux-pixel » beaucoup plus complexes que les mosaï;ques posées dans les rues. Cette série sur le thème des premiers jeux vidéo m’est apparue comme incontournable, il fallait que je la fasse.
Ces tableaux sont la synthèse des écrans vidéo, les jeux préhistoriques de notre enfance, de la carte et du labyrinthe ?
La carte et le labyrinthe, oui, précisément. Ce sont deux thèmes qui me sont chers, la ville comme labyrinthe et la carte pour s’y repérer.
Je sais que tu demandes à un photographe de te suivre, quel est ton rapport à la photographie ? Ce sont des documents ?
La photographie est très présente dans mon travail car c’est le moyen le plus sûr de garder la trace d’interventions illégales. J’ai fait appel à un photographe pour photographier chaque Space Invader réalisé. Un gros plan et un plan large. J’en ai fait beaucoup moi-même, mais cela me ralentissait. Ceci dit je suis assez photophage, depuis des années j’ai constamment un appareil en poche. Ces photos sont à mes yeux autant des œuvres que des documents.
Pourrais-tu envisager une exposition de photographies ?
Absolument, oui.
Les jeux vidéo sont des contes initiatiques, il faut passer des niveaux, ce sont également des labyrinthes dont il faut sortir, fais-tu la même lecture de la ville, est-elle ce dédale ?
L’Invasion d’une nouvelle ville est une expérience qui suppose de la parcourir, de s’y perdre, de comprendre son fonctionnement. C’est une sorte de dérive situationniste. Et puis il y a cette idée de laisser la trace de son errance : j’étais là et j’ai fait ça.