Collectif politique composé de trois personnes et qui intervient dans le champ de l’art, Anywhere a ouvert cette galerie voilà un an. Laquelle ne se comprend dès lors comme lieu de diffusion pour des œuvres qu’au sens où elle est lieu d’action pour une réflexion critique. Et la brève et claire explication à l’adresse du visiteur de Soustraction pose d’elle-même la méthode comme sens. «Dans La Chinoise de Godard, sur un tableau d’écolier : une liste de penseurs, d’intellectuels, de réalisateurs et d’écrivains. Les acteurs en rayent successivement les noms, jusqu’à ne garder que ceux qui représentent pour eux une évidente nécessité politique. Dans cette exposition, six tableaux ont été réalisés sur des thèmes différents».
Après visite, on n’en retiendra toutefois que trois. Ceux déterminés sans le moindre doute par la nécessité de penser la méthode comme double métaphore du processus de la création et de son engagement. Ainsi, le jeu de mots sur «tableau», attribut du maître d’école autant qu’objet paradigmatique de la culture occidentale, aurait trouvé littéralité en Philippe Valentin élaborant le thème Peinture comme soustraction dans l’histoire de l’art pictural. Mais tandis que de Bosch à Morellet, la liste qu’il arrête fait plus précisément défiler le XXe siècle, c’est entre Dada et Derrida que se jouerait la «nécessité».
Car de son brouillon surchargé de ratures surgit d’abord le nom entouré de Picabia qui renvoie à celui de Stella et plus bas encore, à celui de Dolla. Cernée par un fléchage formant triangle, la rime des “a” qui pointe Richard Tuttle également non rayé montrerait alors La Différance du philosophe par le prénom cette fois écrit de l’artiste. Mais est-ce à dire que Liam Gillick, à la fois rayé et dernier de la liste, serait l’objet petit a de Lacan retraduit par Buñuel comme Cet obscur objet du désir ?
Plus proche de Churchill que des psychanalyste et cinéaste réunis se déclare Marcel Wallace : «On ne peut pas dire pourquoi untel a gagné ; on sait juste que les autres ont été plus faibles.» Encore que Lacan n’eût certes pas négligé le fait qu’ayant pris le Cratère pour thème, le directeur de galerie confia ensuite le travail de soustraction «à ses deux secrétaires». Lesquels, effectuant par son envers le jeu surréaliste du cadavre exquis, ont rayé tous les objets évoquant les météorites (obus, Artaud…) et ceux de forme homonyme (nid, voûte…) qu’avait inscrit le meneur de jeu. Puis, sous leur craie tombèrent de même «ce qui, ajoute Wallace, pouvait élargir gravement le propos (histoire, un manque de plus, bouddhisme…)».
Et ainsi de suite jusqu’à ce que seuls amphithéâtre et passoire restent en lice. Mais ce que ne montre pas l’énumération comme produit fini à la craie est bien le «supplément excédentaire» par lequel Barthes renomma le duchampien «coefficient d’art» qui désigne l’œuvre en tant qu’elle déborde l’intention de son auteur. Car en effet, passoire n’a pas gagné, c’est amphithéâtre qui a été rayé précise le concepteur de Paris Project Room venu développer, hors les murs du lieu de ses activités, la réflexion sur l’art qu’il y met en acte. Et dans les murs de la galerie où il est invité, ce qui s’additionne à l’énigme du tableau de Valentin est la poésie du non sens que multiplie son exercice en tant que sens critique.
Réalisant non pas tant une œuvre qu’une intelligence de l’œuvre, c’est également par subdivision que la «méthode Godard» atteste de ce qu’elle repense, en trois listes, le tableau comme détournement de l’œuvre d’art. En effet, la Soustraction blanche que Bernard Guégan et Corentin Hamel présentent sur leur tableau d’écolier est résultat ou continuité de la Soustraction noire donnée, elle, à lire sur une photocopie laissée à disposition du visiteur. Et cette dernière étant signée du collectif Anywhere, la subdivision a donc également opéré au niveau des trois membres de celui-ci, Valentin bifurquant vers le thème Peinture pour laisser Guégan et Hamel penser à la craie blanche une articulation aux Modèles productifs qui inscrivent à l’encre noire les bases de leur soustraction. Celle-ci toutefois n’en est précisément pas une puisque décrivant et analysant les trois schémas, sloanien, hondien et toyotien, qui régissent depuis les années 40 le monde du travail et donc la société, Anywhere fait suivre chacun d’un «non» sans appel.
Moyens et fins d’oppression déjà mis en évidence comme tels par une frange de la sociologie, les modèles productifs sont ici situés dans une perspective de comparaison établissant la sûre évolution vers le pire qui, de l’un à l’autre, n’a cessé de croître vers le point culminant du non retour. Ainsi, développant depuis les années 80 le «management by stress» démultiplié par les «économies humaines», le modèle toyotien, écrivent Guégan et Hamel, «se sert de la faiblesse et du désarroi comme carburant».
En «sujet proche» à cette «real(non)soustraction» des plus sombres, ils se posent alors et avec Soustraction blanche la question du Kitsch et art social. Confrontant en ce sens trois théoriciens, ils rayent successivement Greenberg qui «se sert de son statut de critique d’art pour disqualifier» et Barthes pour qui «les productions populaires» ne sont que «signes attendant un lecteur pour (enfin) prendre sens». Reste alors Danto qui, lui, «reconnaît, dans chaque production populaire, une cohérence historique au moins égale à celle du “grand art”». En sorte qu’un débat contradictoire pourrait ici s’ouvrir. Car déterminant la période contemporaine comme étant celle de la fin de l’art, et ainsi que Hegel le fit avec l’art chrétien ou romantique, Danto hiérarchise ce faisant l’art actuel comme inférieur et médiocre.
Par conséquent, de Greenberg au philosophe analytique, ce qui dans Kitsch et art social est reproché au premier pourrait tout aussi bien l’être au second. Et ce, d’autant plus que réfutant l’interprétation relative chère à Barthes et à laquelle donne sens et méthode la déconstruction selon Derrida – laquelle interprétation est multiplication des lectures de l’œuvre dont le caractère infini peut s’atteindre mais non s’épuiser, Danto défend l’interprétation historique comme unique moyen de décrypter l’art. Étant évidemment celle que détiendraient les seuls spécialistes, l’interprétation historique, autrement dit absolue, fait d’eux les détenteurs sans partage d’une présupposée vérité de l’œuvre, en même temps qu’elle légitime la soustraction de cette dernière à l’être de pensée pour le bénéfice d’une élite de quasi-exégètes.
«Rayer les gens qu’on aime, car la mise au point exige de la précision» écrivent Guégan et Hamel à propos de leur Soustraction blanche posée près de la noire. En effet, le travail réalisé sur les tableaux ayant été reporté sur papier, six piles de photocopies sont disposées sur une table invitant le visiteur à repartir avec la méthode, ses œuvres et ses mots. D’une «évidente nécessité politique», c’est dire que le débat ne saurait être procès d’intention. Car d’une «évidente nécessité politique» est le travail d’Anywhere, “psychogéographiquement” excentré entre Ministère des Finances et galeries en vue de la rue Louise Weiss.
Soustraction.
Dans La Chinoise de Godard, sur un tableau d’écolier : une liste de penseurs, d’intellectuels, de réalisateurs et d’écrivains. Les acteurs en rayent successivement les noms, jusqu’à ne garder que ceux qui représentent pour eux une évidente nécessité politique. Dans cette exposition, six tableaux soustractifs ont été réalisés sur des thèmes différents.
— Edouard Boyer, Le Sexe, 2001.
— Cécile Hartmann, Le Modèle, 2001.
— Bernard Guégan et Corentin Hamel, Kitsch et art social (soustraction blanche), 2001.
— Anywhere, Les Modèles productifs (soustraction noire), 2001.
— Philippe Valentin, Peinture, 2001.
— Marcel Wallace, Cratères, 2001.