Inutile de s’enliser dans de vaines tentatives de décryptage, Souffles de Vincent Dupont reste une énigme. Et plus on la dénude ― épluchant une à une ses couches sémantiques ― plus elle révèle son étrangeté première ; plus on croit s’initier à son rituel, plus le culte exhale ses mystères et nous détourne de son secret. La pièce est irrévocablement un au-delà ― inaccessible, insondable, inintelligible comme la mort qu’elle s’aventure justement à mettre en scène.
Tragi-comique
Le trouble inhérent à Souffles, son excentricité, tient autant au sujet de la pièce qu’à la confusion de tons qu’elle nourrit sans cesse, entre tragédie et comédie, solennité silencieuse et dérives grotesques, esthétisme et mauvais goût. D’abord seul sur scène, littéralement enseveli par une lumière ouatée qui devient un protagoniste à part entière, Vincent Dupont articule entre elles des images liées à la mort : corps en lévitation et viscères ― on pense aux vases canopes de l’Egypte antique ―, Faucheuse et spectres. Il est bientôt rejoint par deux joyeux drilles, s’abandonnant à leur côté à une danse macabre pétrie d’imagerie populaire médiévale ou contemporaine…
La pièce s’organise ainsi selon un découpage rythmique binaire, assez simpliste, à partir d’allégories plus que rebattues. La danse, spontanée, s’improvise dans le temps du plateau, se réinvente dans le collectif, au contact des uns et des autres, mais pas toujours pour le meilleur effet. Pourtant, c’est au cœur même de la caricature que s’immisce le subtil, dans cet échange incessant de tons dont on parlait plus haut et dans l’indétermination, le désordre salvateur, qui en découlent. De petits miracles s’accomplissent alors, capables de revisiter de la plus belle manière un lieu commun. Ainsi la Mort (sous les traits de Vincent Dupont) fauche le plateau d’un mouvement régulier et dépouillé, qui prend valeur d’archétype, laissant à chaque passage une trace sonore dans l’air, respiration d’une réalité invisible.
Du physique au métaphysique
On progresse dans Souffles comme dans un rébus ou dans un rêve, d’associations évidentes en plus complexes, d’images en mots, de désirs en projection de ces désirs. Si elle n’a pas la cohérence, la sobre intensité de Hauts-cris ou Incantus, les deux précédentes pièces du chorégraphe, sa beauté est ailleurs. Le public fait ici l’expérience d’un changement d’états, de milieux. Transporté dans un univers aquatique ou sidéral, il échappe aux lois physiques ordinaires. La lumière est diffuse, filtrée, la voix de Vincent Dupont déformée et amplifiée comme à l’intérieur d’un scaphandre, le visible penètre l’invisible. Le sens reste en impesanteur. Le théâtre devient un lieu de transformation et de passage, un monde d’apparitions et de disparitions (mais n’est-ce pas son essence première, avec ces allers-retours entre plateau et coulisses ?). Une réalité en latence. Dans ces conditions physiques singulières, soumise à cette météo étrangère, Souffles est une métaphysique. Dans sa matière même, une pure allégorie de la mort.
― Interprétation : Michelle Moura, Annabelle Pulcini, Vincent Dupont
― Musique : Valérie Joly, Raphaëlle Latini
― Lumière : Yves Godin
― Son : Vanessa Court
― Conception costumes : Eric Martin