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Sophie Ristelhueber

Le Jeu de Paume présente la première monographie en France de Sophie Ristelhueber. L’œuvre, en grande partie composée de photographies, opère sur des territoires connus du médium : guerre, paysage, enfance.
Pour autant, il ne s’agit ni de photographie de guerre, ni de photographie de paysage, ni de nostalgiques souvenirs d’une enfance perdue. La photographie de Sophie Ristelhueber ne relève pas d’un projet documentaire, ni de la représentation au sens où elle redoublerait le réel, en fragments visuels autonomes, qui s’y substitueraient.
Les ruines, les champs minés, les corps suturés qu’elle montre, sont hantés par d’autres images, qui assaillent le spectateur : celles des médias, celles de ces corps ensevelis sous les décombres, déchirés, mutilés par les bombes, qui nous parvenaient de la bande de Gaza alors même que s’ouvrait l’exposition.

Du coup, ce que l’on voit d’abord, c’est l’absence de ce que l’on sait. L’absence des corps martyrisés, l’absence de l’horreur exorbitée en gros plan. Car sur le terrain des opérations, Sophie Ristelhueber procède par décentrement, et à contretemps. Une distance est instaurée, un retrait qui fait advenir à la surface des images une visibilité autre, qui excède les faits, les événements, que cette posture transforme en opérateurs d’art.

L’exposition du Jeu de Paume en proposant un déploiement conséquent de trois séries majeures (Beyrouth, Photographies ; Fait ; WB), et en installant des contre-points sous forme d’extraits plus réduits d’autres séries (Every One, Vulaines, La Liste), ou d’œuvres cinématographiques ou sonores (Le Chardon, Fatigues, et 1999), permet d’appréhender la cohérence d’une œuvre forte, qui s’autorise, malgré la gravité du propos, quelques pointes d’humour.

Beyrouth, 1982. La guerre n’en finit pas. Sophie Ristelhueber, alors photographe chez Rapho, arrive sur le théâtre des opérations. Armée d’un appareil photographique, le même que celui de ses collègues photoreporters dits «de guerre», l’artiste opère un décentrement radical. Le conflit, ses combats ni ses victimes n’entrent dans le champ. C’est le décor, qu’elle vide de toute présence, cette ville martyrisée, éternel arrière-plan des images médiatiques, avec ses bâtiments modernes et fonctionnels, immeubles d’habitation, cinéma, stade, etc., qui est l’objet de toute l’attention de Sophie Ristelhueber.
Beyrouth, Photographies  est ainsi d’abord un petit livre d’artiste qui enchaîne sans légendes des photographies noir et blanc, saturées de façades aveugles et criblées d’impacts, de chaos de béton armé. Sans emphase, sans froideur. La peau trouée, déchirée de la ville, ses entrailles retournées, comme métaphore des corps. Le livre, et la série intégralement exposée au Jeu de paume, se ferment sur des ruines, antiques celles-là. Curieusement résistantes et radicalement indifférentes.

«Ce chaos de l’Histoire» va désormais hanter l’œuvre. En contre-point, deux photographies de la série Every One. Des corps, cette fois, monumentaux, élevés au rang de paysages, de territoires lézardés de plaies profondes, mais raccommodées : chairs rapiécées et soignées.
Comble du décadrage, et de la distanciation, c’est au retour d’un séjour en  Yougoslavie, au cœur d’un conflit qui pulvérisera le pays, produira de nouvelles frontières, et causera les pertes humaines que l’on sait, et dont Sophie Ristelhueber n’a rapporté aucune image, que l’artiste se rendra dans un hôpital parisien, pour cadrer en très gros plan ces cicatrices, dont les points de sutures évoquent les lignes de croix qui symbolisent les frontières sur les cartes d’état-major :  allégorie pour « une souffrance qui existera toujours». 

L’artiste va arpenter à plusieurs reprises les régions conflictuelles de ce grand Moyen-Orient, avec lenteur et une attention particulière pour le remodelage de la terre et des paysages par la violence.
Jusqu’à Eleven Blow Up, l’un de ses plus récents travaux, dont trois images géantes collées à même les murs dominent le hall d’entrée du Jeu de Paume. Des béances noires dans le bitume, au cœur de paysages qui évoquent l’Irak. Ces cratères-tombeaux, qui semblent avoir tout avalé des attentats à la bombe qui les ont provoqués, ont été prélevés dans des bandes vidéos de l’agence Reuter, recomposés avec des photographies de l’artiste.
Un artifice mélangeant «le vrai et le faux». Là encore, Sophie Ristelhueber ajuste son dispositif aux empreintes qu’elles relèvent, non pour les désigner comme témoignage, mais en leur conférant un « sens latent : les horreurs des guerres civiles de l’époque, de toutes les guerres. Ce par quoi elles acquièrent une valeur politique» (André Rouillé, Editorial n°82).

L’exposition accueille le plus grand déploiement de la série Fait jamais présenté. Un ensemble de quarante deux images grands formats, décollées du mur par les caissons sur lesquels les tirages sont enchâssés, aux bords assez grossièrement tamponnés à l’or, dont les couleurs se fondent avec le sable du désert.
Une ambivalence de plus, un balancement entre préciosité et ruse guerrière du camouflage, qui s’ajoute à tous les contre-pieds, contrechamps, contretemps, dont peut user le dispositif photographique : de près ou de loin, au ras du sol ou en vue aérienne, détail ou vue d’ensemble, noir et blanc ou couleur.
Sophie Ristelhueber n’obtient son visa pour le Koweit qu’à la fin de la guerre. Les combats ont cessé, le champ de bataille a été déserté. De haut, les frises que dessinent les tranchées dans le sable sont autant de motifs ornementaux abstraits ; les traces des chenilles de tanks qui ont manœuvré dans le sable, des coups de brosse dans une pâte picturale monochrome ; ailleurs, les tanks, rouillés et minuscules, comme des jouets abandonnés ; des couvertures, des culasses ou des boîtes de conserve, des explosifs ou des lampes tempête, des chaussures fossilisées, objets familiers qui font basculer la distanciation plastique vers l’empathie pour les déserteurs.
Tout est si proche et si lointain. Sans horizon.Toute notion d’échelle a disparu. Est-ce une carcasse d’appareil photo ou les vestiges d’une pièce d’artillerie ? Chaque image est le module d’une mosaïque réagençable, qui n’en finit pas de brouiller le point de vue et l’espace, mais qui tire la couverture médiatique aveugle d’une guerre dite technologique et chirurgicale, tellement invisible que d’aucun s’était pris à douter de sa réalité.

WB, ou la Cisjordanie comme on ne la voit que rarement, quelques fois au cinéma, jamais dans les médias. La Terre sainte, qui est embrassée par l’objectif de Sophie Ristelhueber, porte en son sein, dans les replis intimes de ses vaux, et ses collines, les stigmates d’une occupation militaire systématique, d’un quadrillage qui entrave les déplacements, qui emprisonne à ciel ouvert : blocs de béton, éboulements, tranchées coupent routes et chemins. Autant de dispositifs rudimentaires que la végétation et la terre absorbent déjà, comme on ravale des offenses.

Disséminés dans l’exposition, trois diptyques de la série Vulaines, du nom du village où se trouve la maison familiale de l’artiste, qui, face aux faits de guerre ou d’occupation, donnent une touche apparemment autobiographique, et intime, à l’œuvre. Ce que le grand format des pièces infirme. Elles apparaissent plutôt, dans ce dialogue, comme le refuge d’une humanité inquiète.

Une jolie percée au bout du Jeu de Paume ouvre sur le jardin des Tuileries, arbres gris sous ciel de plomb, à travers un poster géant avec palmiers et bleu méditerranée. En fond sonore, une longue litanie de toponymes, villes, villages, lieux-dits, rivières, montagnes, etc., débitée avec gourmandise par Michel Piccoli. Si les mots sont épuisables, le réel qu’ils nomment, en l’occurrence le département du Var, lui, résiste bel et bien.

Michel Piccoli, à nouveau en voix off, dit un texte de Tolstoï, qui raconte la rencontre étonnée d’un promeneur avec la ténacité d’un chardon, qui devient à son tour l’allégorie de la résistance et de l’indifférence du cosmos face aux actions humaines, pendant que la caméra effleure la roche érodée d’une montagne, ou le bitume rapiécé d’une route, dans de longs travellings impassibles.

Le chardon, et sa ténacité, pourraient bien être une métaphore de l’œuvre de Sophie Ristelhueber, qui se développe depuis vingt-cinq ans avec une cohérence imparable, sans cesse sur le fil du rasoir, travaillant les genres de la photographie, mais en en «retournant les procédures» pour ouvrir d’autres visibilités, sur des hors-champ, des hors-cadre qui excèdent ces modèles de la représentation. Le catalogue, qui accompagne cette exposition magistrale, la complète à merveille, et en fait presque une rétrospective.

Sophie Ristelhueber
— Beyrouth, Photographies, 1984 . 31 photos noir et blanc, 18 x 24 cm, avec cadre et sous verre.
— Vulaines, 1989. Diptyques : tirages argentiques couleur montés sur aluminium,
avec cadre recouvert de papier peint, sous verre.
Vulaines I, 167,5 x 208 cm et 167,5 x 208 cm.
Vulaines IV, 203 x 77 cm et 203 x 163 cm.
Vulaines VII, 232 x 185 cm et 232 x 64 cm.
— Fait, 1992. Sélection de 42 photos à partir des 71 couleur et noir et blanc de la série, montées sur aluminium (100 x 127 x 5 cm).
— Every One, 1994. Sélection de deux tableaux extraits de la série
de 14 photos noir et blanc (270 x 180 cm), montées sur plaque de fibre de bois.
— L’air est à tout le monde, 1997-2002.
 I, 1997, 77 x 54 cm, 19 cadres métalliques avec peinture
— 1999, 1999. Bande sonore, durée : 1’12’’.
— La Liste, 2000. Bande sonore, 53’ 2’’, et impression numérique couleur sur papier, collée directement sur le mur. Dimension variables.
— Irak, 2001. Triptyque : photos couleur, 120 x 180 cm chacune.
— Eleven Blowups #1, #2, #7, 2006. 3 des 11 tirages numériques couleur sur papier, collées directement sur le mur (dimensions variables).
— WB, 2005. 16 des 54 photos couleur de la série (tirages argentiques), montées sur aluminium avec cadre (120 x 150 cm chacune).
— Stitches (détail), 2005. 3 des12 broderies au point de croix sur canevas,
encadrées et sous verre, dimensions variables.
— Le Chardon, 2007. Film, 6’.
— Fatigues, 2009. Film vidéo (Béta numérique) couleur, 7 minutes environ, son.

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