Sophie Ristelhueber
Sophie Ristelhueber
Dans l’univers de Sophie Ristelhueber, il n’y a pas que les guerres et les effondrements induits. Moins visibles et pourtant essentiels à son Å“uvre par l’ancrage affectif qu’ils révèlent, il y a des lieux familiers liés à des souvenirs ou des atmosphères intimes (Vulaines (1989), Les Barricades mystérieuses (1995), Fatigues (2009)).
Récemment, la série Sans titre (2011), réalisée dans les souterrains du bassin de Latone à Versailles, exhume au grand jour le réseau de canalisations qui alimentent les jeux d’eau du Château depuis leur mise en fonction. Ces photographies nous entrainent vers une étrange descente dans le ventre d’une bête architecturale. Et l’on devine que le fier ordonnancement de surface se nourrit depuis des siècles du chaos savamment caché d’un réseau de boyaux de plomb.
Avec ces nouvelles images, Sophie Ristelhueber découvre un autre terrain, elle ouvre un autre un front, celui qui se trouve juste sous nos pieds. On entre dans un territoire insoupçonné semblable à un corps. Les tons sont gris, ocres, terreux. On peut en suivre les contours comme s’il s’agissait d’une exploration fonctionnelle. On est en pleine réalité, en pleine fiction. L’ambivalence du sujet est saisissante, tout comme la présence du vocabulaire de l’artiste sur les traces. Cicatrices, coutures ou frontières… Elles relatent l’usure du temps et de la vie. Tout se noue alors dans l’approche de nos corps vers ces images et du regard intérieur suscité en nous.
Immanquablement, on pense à deux autres séries antérieures: Eleven Blowups (2006) pour cette impression certaine qu’un vide est en train de s’ouvrir sous nos pieds, comme si la terre était aspirée en son centre, comme si, chargée d’histoire, elle s’avalait elle-même. Puis, on se remémore Every One (1994) où de très grands morceaux de corps aux cicatrices sinueuses appellent une sensation charnelle très forte.
Les regards en arrière ne sont pas courants chez Sophie Ristelhueber. Si les photographies qu’elle a faites à Beyrouth en 1982 restent un moment important dans son parcours, présenter aujourd’hui Beyrouth (1982-2012) ne relève pas d’un exercice de mise à distance, mais consiste plutôt à poursuivre une recherche personnelle, philosophique et intime. Au point où elle a conduit son Å“uvre aujourd’hui, cela passe comme toujours par une nécessité intérieure et un acte très simple. Il y a quelques années Sophie Ristelhueber repérait une situation, l’analysait, puis sautait dans un avion. Elle était la première, la seule à agir ainsi, pour partir à la rencontre d’un matériau brut à explorer. Aujourd’hui en sortant de ses boites d’archives des épreuves de Beyrouth, elle n’est pas plus sage pour autant et sa démarche reste identique: elle tente une réinterprétation de ces images en les abordant avec de nouveaux formats, de nouvelles matières.
Depuis son atelier à Paris, Sophie Ristelhueber retourne vers Beyrouth, du moins mentalement. Beyrouth, cité emblématique de toutes les villes contemporaines en ruine, est de ces lieux où passé et actualité violente s’enlacent. Beyrouth est l’une de ces archéologies sans cesse actualisées par le mouvement de l’histoire.
La confrontation de ces deux séries de photographies dans l’espace de la galerie rappelle que, malgré un ordre affiché depuis l’antiquité, c’est bien dans le chaos que se construisent, vivent et s’autodétruisent nos sociétés modernes. Elle fait aussi apparaître une forme de fluidité inexorable dans le travail de Sophie Ristelhueber: une succession d’actualités anciennes ou récentes qui ont un impact durable sur nos mémoires comme sur nos corps. L’artiste, elle, cherche inlassablement.
En collaboration avec le réseau marseille expos