L’exposition Prenez soin de vous que Sophie Calle a présentée à la dernière Biennale de Venise est désormais visible à Paris, dans un tout autre cadre: la belle salle Labrouste de l’ancienne Bibliothèque nationale, rue de Richelieu. Là , les images rencontrent le monde des livres, comme elles le font toujours chez Sophie Calle qui les tisse aux mots de ses fictions.
L’œuvre est née, on le sait, d’une rupture amoureuse aussi brutale qu’inattendue dont Sophie Calle a été victime — l’homme concluait un bien désinvolte mail d’adieu d’un simple «Prenez soin de vous». C’est en réaction au choc produit par l’événement de cette rupture que Sophie Calle a conçu le principe de l’œuvre consistant à demander à cent sept femmes de formations et de professions différentes — actrices, historiennes, philosophes, linguistes, philologues, chanteuses, juges, criminologues, etc. — de commenter, d’interpréter ou d’analyser la lettre.
Cette façon de transférer à d’autres son désarroi sentimental, sa faiblesse et sa solitude de femme «larguée», de les faire partager, et de les convertir en une série d’images et de textes distanciés produits par des femmes solidaires a permis d’inverser la situation subjective. L’homme fort d’avoir pris l’initiative de la rupture s’est ainsi trouvé confronté à une convergence de savoirs techniques d’un groupe de femmes qui ont soumis son geste, son attitude et sa lettre à l’épreuve de leurs analyses croisées. La solitude a changé de camp, et la victime repris l’avantage.
En concevant et réalisant son œuvre, Sophie Calle a ainsi «refroidi les choses», et aboli la violence impromptue de l’événement de la rupture en lui substituant un événement artistique. Cette œuvre-ci de Sophie Calle et la plupart des autres sont ainsi conçues comme des événements artistiques servant, en quelque sorte, à colmater les effets douloureux des événements de sa vie.
Telle est sa manière: Sophie Calle se «sert de l’art pour mieux vivre les situations difficiles» en «faisant quelque chose pour oublier, s’en sortir». Sans toutefois faire de sa vie le sujet de son art, ni transformer l’art en thérapie, sa vie lui sert de matériau artistique — «Tout, enfin presque tout, de ma vie peut devenir un matériau» —, et son art de moyen d’affronter les aléas de sa vie.
Sa vie et ses affects ne sont pas le sujet des œuvres de Sophie Calle, mais seulement le site des événements déclencheurs des processus créatifs. A l’inverse des postures subjectives et psychologiques, c’est aux événements — et non aux sentiments et aux affects qui leur sont liés — que réagit l’œuvre. Cette sensibilité de Sophie Calle aux événements plutôt qu’aux sentiments et aux affects explique assurément sa «capacité record à [se] remettre des séparations amoureuses», et cette lucidité sur elle-même qui lui fait dire : «Je suis peut-être beaucoup quittée, mais je m’en remets vite».
Dans une sorte d’obsolescence continue, un événement chasse l’autre qui vient pimenter le cours ordinaire de la vie. Et quand les événements viennent à manquer, Sophie Calle les fabrique à partir de sa propension à être «obsédée par la dernière fois», par ces ultimes instants des choses où le temps acquiert l’intensité et la singularité rares qui font les événements. Alors que certaines de ses œuvres comme Prenez soin de vous consistent à refroidir l’intensité des événements subis, d’autres visent au contraire à fabriquer, par réchauffement en quelque sorte, de l’événement dans le morne flux du temps ordinaire.
Sophie Calle raconte ainsi comment elle a tout fait pour être la dernière cliente de la mythique Coupole, juste avant qu’elle ne soit absorbée par une grande chaîne de restauration. Ou comment elle essaie toujours d’arriver dans les fêtes au petit matin, à l’extrême fin.
«La dernière fois, ça va de choses extrêmement idiotes à la mort de ma mère», dit-elle en référence à cette vidéo qu’elle a réalisée en filmant en continu des derniers jours de sa mère pour «simplement être là au moment de sa mort».
«Être là au moment» ultime de la fin: celle d’un restaurant mythique sur le point de s’abîmer de disparaître dans la banalité commerciale, celle d’une soirée de fête qui se termine, ou bien celle, évidemment, de la mère qui s’éteint. Par sa présence et son action, Sophie Calle tente de conférer à ces moments une singularité qui les élève, au moins pour elle, au rang d’événements susceptibles de faire émerger de la vérité du cours ordinaire et plat de l’existence.
Pour conjurer «l’inquiétude de rater ce moment» de la mort, Sophie Calle a cru pouvoir s’en remettre à la technologie. Elle a filmé sa mère en temps réel, sans arrêt pendant près de trois jours, dans l’espoir qu’ainsi l’événement de la mort, cette pointe intensive du temps, ne lui échapperait pas. Elle était en effet convaincue que la technologie, mieux que les yeux et au-delà des défaillances de l’attention, enregistrerait nécessairement ce moment tragique; que celui-ci aurait la singularité formelle de son obscénité, et qu’il pourrait ensuite être isolé au sein de la continuité temporelle de la vidéo.
Sophie Calle montre exemplairement l’inverse. Non seulement sa mère est morte sous ses yeux, rendant inutile l’usage de la caméra, mais surtout, la vidéo a révélé «le côté insaisissable de la mort, du dernier souffle».
Parce que, précisément, il n’y a pas de dernier souffle, d’instant décisif qu’il faudrait saisir pour recueillir quelque vérité («un dernier mot, un dernier regret») sur le mourant. La mort s’est avérée relever du processus, de la durée, du moment d’incertitude. Être un passage plus que l’instant d’une fin, un «laps de temps entre la vie et la mort où on ne sait pas si [la mère] est vivante ou morte».
Le temps de la mort serait ainsi trop incertain et vacillant pour faire événement d’où une vérité pourrait transparaître.
André Rouillé
Lire
— L’entretien de Sophie Calle avec Jean-Max Colard, Les Inrockuptibles, n° 643, 25-31 mars 2008
(Les citations sont extraites de cet entretien).
— Sophie Calle, Prenez soin de vous, Actes sud, 2007. 21 x 29,7 cm, 420 p. (+ 4 DVD + 2 livres insérés).