— Éditeur(s) : Paris, Centre Georges Pompidou
— Année : 2002
— Format : 24 x 19 cm (avec un CD audio)
— Illustrations : quelques, en noir et blanc
— Page(s) : 311
— Langue(s) : français
— ISBN : 2-84426-098-5
— Prix : 45 €
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L’exposition du son
par Christine van Assche
« L’art se définit en fonction d’un futur à construire, il se lie à toutes les utopies de la transformation. »
Jacques Rancière [in Conférence donnée au Louvre, Paris, 28. 01. 2001]
« Entre un simple enregistrement acoustique à un seul micro du début du siècle et les subtilités de la reproduction numérique actuelle, il y a un monde, technique et artistique. »
Gérard Genette [in L’Œuvre de l’art. Immanence et transcendance, Paris, Le Seuil, 1994]
L’exposition du son
Onze années après l’exposition « Passages de l’image », organisée et présentée au Centre Pompidou [Galerie Sud, septembre-novembre 1990], dont l’objet était d’approcher les relations entre le cinéma et les arts plastiques (relations reprises ensuite dans de nombreuses expositions), le Centre s’interroge aujourd’hui sur la création musicale électronique de ces dix dernières années et son rapport aux arts visuels.
Dans les années 1970, nombreuses furent les performances musicales réalisées par des musiciens tels que Laurie Anderson, Tony Conrad, La Monte Young, Terry Riley…, nombreuses aussi les expériences sonores menées par les poètes William Burroughs, John Giorno, Brion Gysin, Patti Smith…, pour n’en citer que quelques-uns. Cette expression sonore, si elle « flirtait » conceptuellement avec les arts plastiques, n’a cependant pas trouvé sa place dans les musées.
Par tradition, l’histoire de l’art sépare en effet de façon distincte l’analyse de ces deux disciplines : les arts plastiques et la musique. La muséologie a naturellement intégré cette scission. Il faudra attendre le cinéma (et sa bande sonore) et surtout la vidéo, intégrant le son et la musique comme des composantes intrinsèques à l’œuvre, pour que les musées s’interrogent sur la place du son dans les multiples domaines de la création.
Sans doute faut-il rappeler que cette « musique » des années 1970, très proche de l’art de la performance, des installations minimales et conceptuelles, n’était alors jouée que dans des festivals parallèles, dans certains espaces alternatifs ou chez les artistes eux-mêmes. Aucun statut, aucune reconnaissance « officielle » ne lui étaient offerts. Ce n’est que récemment que certaines expositions, « Les immatériaux » (1985), « Hors limites » (1994) au Centre Pompidou, à Paris, « Out of Actions » (1998) au MoCA de Los Angeles, « Crossings » (1998) à la Kunsthalle de Vienne, « Minimalismos » (2001) au Centro Reina Sofia de Madrid, « 010101. Art in Technological Times » (2001) au SFMoMA de San Francisco, ont intégré dans leur approche pluridisciplinaire des œuvres musicales et/ou sonores.
Quelques expositions, plus spécifiques au domaine sonore, ont toutefois vu le jour ces dernières années dans les musées. Entre autres : « Voices » (1998), au Witte de With à Rotterdam, « Lost in Sound » (1999) au Centro Galego de Arte Contemporanea à Saint-Jacques-de-Compostelle, « Sounds & Files » (2000) au Künstlerhaus de Vienne, « Sonic Boom » (2000) à la Hayward Gallery de Londres, « Sound Art — Sound as Media » (2000) au NTT/ICC, Tokyo, « Bed of Sound » à P.S.1, New York (2000). Des festivals annuels se sont installés : « Ars Electronica » à Linz, « Sonar » à Barcelone, « Nouvelles scènes » à Dijon, et certains lieux se sont consacrés à la programmation de manifestations afférentes au son : Confort moderne, à Poitiers, Noise Museum, à Nevers, Podewil, à Berlin, etc.
Ces diverses manifestations, de plus en plus nombreuses, témoignent de la construction, au cours de ces quinze dernières années, d’une culture électronique (sonore et musicale). Aujourd’hui, cette culture s’affirme, aidée en cela par l’intérêt des créateurs, producteurs et auditeurs pour les potentialités créatives de l’életronique. Conférences, colloques, rencontres de musiciens et de critiques, et ce principalement dans les pays anglo-saxons, accompagnent ces manifestations. « À bien des égards, remarquait récemment Jean-Luc Nancy, la musique est sans doute la pratique d’art qui a connu, depuis un siècle, les transformations techniques les plus considérables — à la fois du point de vue de ses procédés et de ses matériaux internes (de l’ensemble de ses valeurs sonores), et du point de vue de ses moyens de reproduction, d’amplification, de propagation, lesquels sont devenus aussi, à travers l’électronique, des moyens de création dont le nom “ synthétiseur ” a pu constituer une sorte d’emblème. En même temps, et par voie profondément de conséquence […], l’ensemble des conditions sociales ou culturelles de la musicalité se sont modifiées… » [Jean-Luc Nancy, « Ascoltando » (préface), in Peter Szendy, Écoute. Une histoire de nos oreilles, Paris, Les Éditions de Minuit, 2001]
Dès lors, et au-delà des réticences émises dans le présent ouvrage par Mike Kelley concernant l’inadaptation du musée à toute « exposition » de la musique [Voir dans cet ouvrage l’essai de Mike Kelley, « Un cut-up académique… », infra, p.168-180], il nous a semblé important de présenter aujourd’hui — ne serait-ce que pour en affirmer les concepts fédérateurs —, dans le cadre d’un musée et d’une exposition, d’une part, les recherches musicales et sonores issues d’inventions spécifiques datant de la fin du XXe siècle et du début du XXIe (comme l’ordinateur portable, les bases de données Internet, le séquenceur, mp3, MIDI, le home studio), d’autre part, de nouvelles attitudes tels le nomadisme, l’abonnement « Frequent Flyer », la communication Internet, le sampling informatique, etc.
Le terme « sonic », qui apparaît dans le titre de l’exposition, recouvre les recherches effectuées soit dans un domaine purement sonore, soit dans celui de l’expérimentation musicale. L’association des deux termes « sonore » et « musique » relève de la volonté de dépasser les frontières dans ces domaines pour en mieux saisir les flux créatifs.
Compte tenu de la profusion de la création en matière de musiques électroniques, l’exposition « Sonic Process » n’a évidemment pas pour objectif d’en présenter de manière exhaustive les tendances et ramifications (en constante évolution) de ces dernières années [Se reporter au glossaire figurant en fin d’ouvrage (p. 301), où sont mentionnées les diverses tendances]. Était-il d’ailleurs possible de le faire dans le cadre forcément restreint d’une exposition ? Pour de semblables raisons, il n’était pas concevable d’explorer tous les continents et tous les lieux de création.
Dès lors, un choix subjectif a orienté cette manifestation vers les musiques et les sons créés par ordinateur, principalement les petits ordinateurs (pourvus de logiciels de type séquenceur) qui permettent l’expérimentation de paramètres relatifs au rythme et au flux. Le projet s’est articulé autour d’une sélection de travaux qui recyclent une matière issue de l’histoire récente des musiques, faisant donc appel à la mémoire. Il peut sembler de prime abord paradoxal de mettre en relation des œuvres conçues sur ordinateur et un travail de mémoire, mais la méthodologie utilisée par les musiciens se fonde sur l’appropriation de sons existants, sur leur répétition, juxtaposition, superposition, toutes opérations que rendent possibles les procédés informatiques (collage, cut, coulé, fondu, etc.). Même si les pratiques du collage, du cut-up, de l’appropriation sont monnaie courante dans le domaine de l’art, la technologie de l’ordinateur les réactive en leur donnant un sens nouveau.
Cette esthétique offre donc une vision très actuelle du monde à travers des données relatives à l’histoire récente de la création musicale et s’appuie sur certaines tendances ressortissant à ces catégories mouvantes que sont la drum’n bass, l’ambient, le post-dub, la jungle, l’electronica [Il serait cependant intéressant de poursuivre cette manifestation par une série d’autres projets présentant les autres tendances, telle la musique électronique minimale]…
Participent également de notre sélection les musiques que caractérisent des croisements culturels. Nous savions déjà que la musique, plus que toute autre forme artistique, intégrait pour les repenser, les réinventer, les remixer, des créations issues de différentes cultures, origines et continents. C’est le cas du jazz, du funk, de la world, entre autres ; et, parmi les inventeurs de la modernité, on peut citer John Cage, Pierre Henry, La Monte Young, Pierre Schaeffer, Karlheinz Stockhausen, Edgar Varèse…
Il convient aussi d’ajouter désormais cet espace infini de connections culturelles qu’est Internet. S’installent partout des sites d’artistes permettant de suivre l’avancement de leurs recherches, lesquelles enrichissent les travaux de la communauté créative grâce au flux des informations et aux échanges de données. L’univers d’Internet nous confronte ainsi à une vision très « rhizomorphique » de l’esthétique et à une « déterritorialisation » de nos connaissances esthético-géographiques.
Processus
Les processus de création sont évidemment dépendants des informations que les musiciens acquièrent sur Internet, mais aussi des petites machines et logiciels disponibles sur le marché (G4, séquenceur, mp3, MIDI, cartes audionumériques…). Grâce à cette dernière génération d’ordinateurs et de logiciels, il est maintenant aisé pour le musicien d’enregistrer, de créer, de produire et d’éditer des musiques seul, chez lui, dans son « home studio ». Sans aucun doute, l’extraordinaire essor de la musique électronique a-t-il été le fait de facteurs similaires à ceux que Jean-Yves Bosseur s’est attaché à dégager pour la musique électroacoustique, c’est-à-dire « la démultiplication des unités de production facilitée par le développement de technologies plus accessibles et mobiles, capables de répondre aux aspirations esthétiques les plus diversifiées, l’aspiration à travailler à même la matière sonore sans nécessairement passer par l’épreuve de l’écriture ni dépendre des contraintes de l’exécution instrumentale ; l’engouement pour la pratique informatique et les extensions qu’elle suppose vis-à-vis de l’utilisation des synthétiseurs. » [Jean-Yves Bosseur, « Quelles musiques contemporaines ? », La Revue des Deux Mondes, À quoi sert la musique contemporaine, janvier 2001]
Il n’est pas rare, par ailleurs, de constater que certains musiciens inventent leurs propres outils : Robin Rimbaud, alias Scanner, a mis au point le microprocesseur « Scanner » qui permet « d’entrer dans un espace intime et vulnérable, sans être vu ni connu, avec pour objectif de trouver des sons et des signaux très clairs, enregistrer des voix, choisir des échantillons, des fragments de fréquences de l’atmosphère, mais aussi des radios » [Peter Shapiro (éd.), Modulations. A History of Electronic Music : Throbbing Words on Sound, New York, Caipirinha Productions, 2000]. Les musiciens Matt Black et Jonathan More de Coldcut ont, quant à eux, conçu leur propre logiciel, le « VJamm », qui permet un traitement identique, selon le même flux, des sons et des images — un logiciel qu’ils mettront, dans l’exposition, à la disposition du public, avec une banque de données constituée de leurs archives.
Loin de nous laisser indifférents, les relations entre processus visuels et sonores ont d’autant plus retenu notre attention que, désormais, les ordinateurs portables et leurs logiciels génèrent des images et des sons conçus selon les mêmes critères. « Ce que vous voyez est ce que vous entendez », affirment Jonathan More et Matt Black. Cependant, comme le note Jean-Luc Nancy, « il serait captivant d’étudier les différences et les ressemblances entre la “ synthèse ” musicale et la “ synthèse ” visuelle : comment la seconde renvoie plus évidemment, au premier abord du moins, à la recomposition de formes déjà données, tandis que la première semble plus extraire de ses machines des minerais nouveaux. » [J.-L. Nancy, « Ascoltando », art. cité]
Les processus de production renvoient à l’artiste en tant que tel. Il gère en effet lui-même non seulement la réalisation de l’œuvre, mais aussi sa production et sa distribution, contrairement à la plupart des cinéastes et vidéastes, qui ont recours à des producteurs, ou aux musiciens classiques et de rock/pop qui font également appel à des intermédiaires pour les produire et les distribuer. Le musicien électronique préserve ainsi son autonomie à l’égard des systèmes économiques.
Les processus de diffusion empruntent diverses voies. D’abord la performance, autrement dit la réalisation d’une création musicale en présence du public. Et l’on rappellera les connexions qui se tissent, dans les années 1970, entre musique et arts plastiques. Évidemment, il y a peu de connivences esthétiques apparentes entre Glenn Branca, Allan Kaprow, La Monte Young, Alvin Lucier, Meredith Monk, Charlemagne Palestine, Steve Reich, Terry Riley, voire même John Zorn, et la musique électronique. Cependant, l’une des choses que ces artistes et les musiciens actuels ont en commun, et qui nous intéresse, est ce désir de s’adresser à un public, d’avoir un contact avec des auditeurs, d’être à l’écoute d’un retour sensible.
Les représentations live demeurent pour les musiciens électroniques contemporains l’une des formes de diffusion les plus prisées. Toutefois, ceux-ci sont loin d’être tentés par l’aspect spectaculaire de la performance. Ils ne recherchent ni la scène ni les éclairages théâtraux. Le culte de la star comme nous pouvons le rencontrer dans la culture pop/rock n’est pas en vigueur ici. Andy Warhol n’a pas d’adeptes parmi les musiciens électroniques.
Approcher les processus de diffusion nous amène à réfléchir sur les possibilités d’échanges et de diffusion sur Internet. « Avec la connexion de l’ordinateur individuel à Internet, les murs du home studio se fissurent encore un peu plus. Depuis longtemps déjà, les musiciens ont pris l’habitude de télécharger des sonorités et des logiciels d’appoint sur le web », remarque plus loin, dans ces pages, Bruno Heuzé. Être en permanence en contact avec la mouvance, le changement, la mutation, la transformation via le réseau ne peut demeurer sans influence sur les processus de création.
Un autre facteur important est la diffusion par l’intermédiaire du CD, multiple que l’on peut écouter partout et qu’il est désormais possible de graver soi-même. Avec la musique électronique, l’œuvre d’art passe ainsi de l’ère de la « reproductibilité technique » (ou mécanique) à l’ère de l’hyper-reproductibilité numérique — que même un Walter Benjamin n’aurait peut-être pas osé envisager. Désormais, il n’est plus question d’original. Tout passe par la duplication. L’ordinateur et le réseau n’ont fait qu’accélérer ce processus amorcé voilà une cinquantaine d’années. Les facilités de pressage de CD, de disquette numérique, et l’aisance de diffusion sur Internet permettent aux créateurs d’échapper aux circuits traditionnels des sociétés d’édition. Les artistes peuvent aussi créer leur propre label.
Ainsi David Shea a initié « Sulphur », Coldcut « Ninja Tune », Carsten Nicolaï; « Raster-Noton », etc. Ces microsociétés éliminent les circuits commerciaux de distribution comme elles les éloignent des marchés subtils et contraignants des arts plastiques.
Géographie de « Sonic Process »
Ce projet aurait dû couvrir la création musicale du monde entier. Mais n’était-il pas utopique de vouloir saisir l’ensemble de la création ? D’autant que, au début des recherches, il est apparu que la seule écoute de CD sur Internet ne suffirait pas à la préparation d’une telle manifestation. Il fallait donc mener une enquête sur les lieux de création et de diffusion. Avec une constatation forte : les « centres » de musique ne correspondaient pas à ceux des arts plastiques. D’où la nécessité de dessiner une nouvelle topologie internationale de la création. Une cartographie est apparue, privilégiant des trajectoires : Berlin/Londres, Kingston/Detroit/Londres, Vienne/New York/Mexico, Bruxelles/Sheffield ; des villes aussi : Marseille, Nantes, Manchester, Porto, etc.
L’exposition
Il peut sembler insolite de réaliser une exposition d’œuvres sonores — même si les expositions mentionnées plus avant ont déjà abordé cette question, sans toutefois la résoudre totalement. C’est donc à une nouvelle tentative, prenant en compte les expériences des uns et des autres, que s’essaye « Sonic Process ».
Dix espaces sont proposés à des musiciens et à des plasticiens pour accueillir des œuvres présentées sous forme d’installations. Des banques de données viennent élargir et actualiser cette première sélection par la consultation d’une centaine de titres supplémentaires.
À chacun des artistes invités est donc attribué un espace physique comportant un certain nombre de mètres carrés, des murs et des passages. Quelques musiciens ont choisi de s’associer à des plasticiens pour une création collective, obligeant les organisateurs à passer par les processus de production pour transposer dans un espace physique ce qui s’exprime habituellement par la performance. De plus, la mise en exposition d’œuvres sonores contraint la muséologie. Le musée demeure en effet encore un lieu principalement conçu pour l’accrochage d’œuvres visuelles bi- ou tridimensionnelles.
L’architecture acoustique du projet consiste à inventer des solutions permettant la meilleure écoute possible des œuvres ainsi que l’isolation phonique la plus adéquate, afin de favoriser la concentration et le confort nécessaires à l’audition. L’objectif muséologique réside dès lors dans le fait de recréer le meilleur modèle jamais conçu pour l’écoute du son : le studio son. La circulation et l’agencement des œuvres les unes par rapport aux autres sont régis uniquement par ces questions fonctionnelles. Il n’est pas envisageable dans de telles circonstances d’imaginer une trajectoire conceptuelle comme les commissaires d’exposition ont coutume de le faire.
Un deuxième ensemble d’espaces propose une consultation de multiples (CD, sites, bandes vidéo) à partir d’une douzaine de banques de données (Data Square/Mptree). Celles-ci permettent d’élargir le concept de l’exposition à d’autres œuvres, d’autres esthétiques, d’autres territoires et géographies.
Mais, de nouveau, se pose la question de la présentation. Bien que plusieurs artistes y aient réfléchi (Dan Graham, Vito Acconci, mais aussi Angela Bulloch, Johan Grimonprez, Douglas Gordon, pour n’en citer que quelques-uns), les musées ne sont cependant pas encore parvenus à élaborer une muséologie de présentation parfaitement adéquate à ce type de produits. Martí Guixé, artiste designer, a conçu pour le Centre Pompidou une configuration d’espaces accueillant chaleureusement les technologies grâce auxquelles le public peut consulter ce grand nombre d’œuvres dans un confort visuel et sonore optimisé.
Un troisième type d’espace reçoit le site Internet (site d’information, de documentation, mais aussi d’actualité). Enfin, un cycle de concerts et de performances des musiciens conviés resitue la relation au public.
L’œuvre sonore
son statut, son esthétique, son public
L’objectif de ce projet n’est pas de présenter à tout prix des « objets d’art » que l’historien pourrait inscrire dans une continuité. Contrairement à l’exposition « Crossings » (Vienne), qui proposait les traces de performances sonores ou musicales, ou à « Sonic Boom » (Londres), qui tentait d’offrir des « sculptures-installations » plastiques et sonores, l’installation sonore se présente dans « Sonic Process » sous sa forme performante et inévitablement évolutive, au risque, pour l’œuvre d’art, d’y perdre ses limites, comme le pensent certains critiques. Encore faudrait-il s’entendre sur la définition de ces limites ou sur celle de la temporalité. Le caractère provisoire des compositions électroniques remet-il en cause leur existence, puisque celles-ci, précisément, ne cessent de s’enrichir ? Nonobstant ce questionnement et la pression de l’actualité esthétique, « Sonic Process » présente plusieurs modèles de projets artistiques. Dans les années 1970, les performances visuelles et sonores ne s’inscrivaient pas dans un processus de mémoire. De nombreuses performances de Tony Conrad, La Monte Young, Alvin Lucier, Charlemagne Palestine, Nam June Paik, etc., n’ont jamais été réalisées dans le but d’être enregistrées et conservées. Elles n’existaient que le temps de l’action. Dans les années 2000, ces travaux se cherchent un nouveau statut à partir, notamment, de leur déplacement, de leur état mutant, et de leur métamorphose dans l’espace et le temps.
Dans un ouvrage récemment publié, Écoute. Une histoire de nos oreilles, l’auteur, Peter Szendy, observe que les paradigmes de l’écoute et de l’auditeur sont importants pour l’auteur/artiste [P. Szendy, Écoute. Une histoire de nos oreilles, op. cit.]. L’œuvre ne peut exister pour certains musiciens que dans la confrontation permanente avec un public. Ainsi, David Shea, qui a travaillé une année à la conception du logiciel destiné à la création de la pièce 2001 — A Soundfilm in Eight Acts, continuera, pendant toute la durée de l’exposition, à modifier les divers paramètres de son œuvre, soit par l’intermédiaire du réseau, soit par sa présence active sur les lieux de l’installation. De même, l’installation Ghost Dance de Flow Motion sera réinventée en permanence du fait de l’interférence entre les sons environnants (quatre microphones placés aux quatre points cardinaux du bâtiment) et une création spécialement préenregistrée. « La mort de l’auteur, écrit Ulf Poschardt, coï;ncide avec la résurrection du lecteur ; transférée en musique, la mort du compositeur coï;ncide avec la résurrection de l’auditeur. […] Le lecteur barthésien n’est pas une personne qui possède une histoire, une biographie, une psychologie. Il est seulement celui qui accumule en lui toutes les voix et les pistes qui constituent le texte. » [Ulf Poschardt, DJ Culture, Londres, Quartet Books, 1998.] Mathieu Briand, quant à lui, conçoit pour « Sonic Process » un espace permettant à la fois de présenter son propre travail — le remixage et l’enregistrement permanents, par le public, de morceaux à graver sur des vinyles — et de recevoir des musiciens de la dernière génération opérant à Marseille ; une confrontation permanente entre un support ancien, le vinyle, et une attitude d’aujourd’hui, le mix, se trouve ainsi créée dans cet espace. Le travail de Briand souligne l’importance du support vinyle pour les musiciens indépendants, importance que justifie ainsi le sociologue Gérôme Guibert : « Le vinyle est un geste actif contre la course au son parfait, c’est-à-dire au son clinique et sans âme. Au contraire de l’enregistrement laser, le vinyle est un objet vivant, dont l’usure — à travers les craquements — se personnalise. […] Ce support n’est pas mort, du fait de l’activisme des labels indépendants. » [Gérôme Guibert, Les Nouveaux Courants musicaux : simples produits des industries cuturelles, Nantes, Mélanie Séteun, 1998]
Le partage des sources
Il n’est pas rare que le musicien électronique emprunte des morceaux à ses pairs et puise dans les archives mises désormais à la disposition de tous. Il ne s’agit pas ici, comme dans les arts plastiques, d’appropriation ou de détournement. Cette démarche — qui se distingue du collage, du détournement dans le cinéma et les arts visuels, du collage/cut up en littérature, du found footage en cinéma expérimental — laisse entrevoir un intérêt grandissant des artistes pour la reconceptualisation d’une matière à laquelle le monde de la création a déjà donné un sens. Il ne s’agit pas d’une esthétique de la récupération ou d’un art pauvre, mais d’une démarche prospective, dont Michel Chion, dans un essai consacré à la musique électroacoustique et publié en 1982 [Michel Chion, La Musique électroacoustique, Paris, PUF, 1982], rendait compte, à travers la liste des manipulations effectuées par le compositeur sur le matériau d’origine : montage visible et invisible, mise en boucle, lecture à l’envers, variations de vitesse, modulation des fréquences, réverbération, écho, superposition, mixage, spatialisation – inventaire que nous pouvons compléter avec des notions plus contemporaines telles que l’échantillonnage (sampling), les brisures (et autres perturbations) du rythme, le filtrage de fréquences, la répétition, le mix ou remix, l’équalisation, la distorsion…
Théorie/catalogue
Pour accompagner les démarches des musiciens et les processus de création, il paraît indispensable de cerner théoriquement le domaine de la musique électronique. Cette dernière revêt une autre dimension acoustique qui ne la relie ni à la musique électroacoustique ni à la musique concrète ou électro-instrumentale. Grâce aux technologies de l’ordinateur s’ouvrent de nouveaux territoires. Pour Diedrich Diederichsen, les enregistrements ne sont ni tonaux ni atonaux : « Une quantité considérable de notes “ fractales ” sont récupérées dans les “ intervalles ” mêmes des notes, et celles-là, loin de disparaître dans un infini chaos de combinaisons possibles, établissent de nouvelles règles au cas par cas, révélant ainsi bientôt à l’auditeur à quel point elles échappent à toute classification d’ordre musicologique. » [Diedrich Diederichsen [« Vom Ende der Warheit », Konkret, no 5, 1990], cité par U. Poschardt in DJ Culture, op. cit., p. 315]
En France, ce sont les revues, dans les années 1990, Nomad’s land et Octopus, les débats organisés par le Confort moderne à Poitiers en janvier 1998 [Actes des colloques La Techno, d’un mouvement musical à un phénomène de société, vol. 2, La Musique techno, approche artistique et dimension créative, Poitiers, Le Confort moderne/Ardiamc, 1998], les numéros hors série d’Art Press consacrés l’un à la « Techno, anatomie des cultures électroniques » [hors-série, n° 19, 1998], l’autre au « Territoires du hip-hop » [hors-série, n° 22, 2000] qui ont permis de mieux connaître les théories sur (et autour de) la musique électronique. Cependant, malgré ces premières divulgations, les chercheurs ou les critiques français se sont très peu préoccupés des territoires théoriques liés aux pratiques musicales d’aujourd’hui, laissant à leurs homologues anglo-saxons et germaniques le soin de définir un modèle étayé par les sciences humaines, la philosophie et la critique musicale. Diedrich Diederichsen, Kodwo Eshun, Ulf Poschardt, Peter Shapiro et David Toop sont ainsi les incontestables historiens et critiques du domaine, soutenus en cela par la revue anglaise The Wire, qui s’est intéressée très tôt aux musiques électroniques, et a organisé des débats à Londres et ailleurs (« Sonar » à Barcelone, par exemple). Il en est de même de la revue allemande De : Bug, qui a permis une approche en profondeur des manifestations allemandes et internationales.
On voudra bien nous pardonner de ne pas mentionner ici de manière plus exhaustive les manifestations, les débats, les ateliers qui ont eu lieu en Allemagne (« Make it funky »), en Belgique (entre autres, grâce aux associations Incident et Constant), en Italie (grâce à Link), en Grande-Bretagne dans le cadre de certains festivals ou organisés par l’ICA de Londres et dans les pays de l’Europe du Nord.
Cet ouvrage, accompagné d’un CD des œuvres des artistes de l’exposition, n’aborde pas frontalement les questions esthétiques liées à ces créations mais, plutôt, la manière dont celles-ci s’intègrent à notre époque. Sont ainsi approchées les questions relatives au contexte, au statut de l’œuvre et de l’auteur, à l’économie du domaine, aux processus de production, comme celles concernant les croisements arts plastiques/musique électronique. Les diverses contributions des auteurs forment une sorte de cartographie de la musique électronique qui en dessine les trajectoires politiques, économiques, anthropologiques, dans le respect des flux esthétiques et créatifs.
L’analyse de la musique électronique à travers son histoire, son contexte social et son altérité, comme par le biais de ses instruments et ses supports constitue la trame de l’ouvrage, qui tente ainsi de rendre compte des nouvelles conditions de production et de diffusion apparues en ce domaine à la fin du XXe siècle.
De même a-t-il semblé indispensable de proposer au lecteur un répertoire (non exhaustif) des termes (accompagnés de leurs significations) censés caractériser les nombreux et différents aspects de ce terrain mouvant qu’est la musique électronique. Cependant, la plupart des mouvements musicaux étant en perpétuelle évolution, soumis à des recyclages, des scissions, des revival, des remix, ce glossaire ne prétend à rien d’autre qu’à éclairer un état de cette musique à un moment de sa relativement jeune existence.
Enfin, l’histoire étant en train de se faire, nous n’avons pas cherché à assigner un « père » à la musique électronique. Nous travaillons sur la situation présente et laissons à de futurs projets le soin d’inscrire cette musique dans ses perspectives historiques. Nous observons des tendances, tentons de capter des mutations, de cerner une certaine mise en mémoire du monde à l’ère de l’hyper-reproductibilité et de la mondialisation des échanges.
(Texte publié avec l’aimable autorisation des éditions du Centre Georges Pompidou)
L’auteur
Christine van Assche est conservateur et commissaire d’exposition au Centre Pompidou (département Nouveaux Médias). Publications : Pierre Huyghe. The Third Memory, cat. d’exposition, Centre Pompidou, 8 juin-9 oct. 2000; Avec Raymond Bellour, Jeremy Millar, Pavel Büchler, Douglas Gordon, cat. d’exposition, Belém, Centro Cultural de Belém, 22 janv.-9 mai 1999; Avec Gloria Moure, Alexander Alberro, Dan Graham, cat. d’exposition, Barcelone, Fundacio Antoni Tàpies, 12 mai-12 juill. 1998; Avec Raymond Bellour, Laurent Roth, Qu’est-ce qu’une Madeleine ? À propos du CD-Rom Immemory de Chris Marker, Bruxelles/Paris, Yves Gevaert/Centre Pompidou, 1997. CD-Rom, sites Internet Immemory, Chris Marker, Paris, Centre Pompidou, 1998. Encyclopédie des Nouveaux Médias, http://www.newmedia-arts.org.