Le titre de «Soleil Double» nous rappelle la sagesse des philosophes qui, face à l’astre lumineux, soulignent son statut éminemment paradoxal. Le soleil, grâce à la lumière qu’il dispense et offre au monde, nous rend notre environnement visible. De ce fait, il demeure la condition de possibilité du visible sur Terre. Néanmoins, si nous fixons durablement son éclat, le soleil nous éblouit jusqu’à nous rendre aveugles. Ainsi, il semblerait que l’on ne puisse véritablement voir à l’œil nu ce qui nous rend le monde pourtant perceptible.
A travers «Soleil Double», Laurent Grasso cherche donc à montrer l’ambiguïté du réel et de chaque chose, qui comportent une face sombre et une face lumineuse indissociables. Car ce «Soleil Double» peut par exemple désigner la lumière éclatante des miracles inexpliqués, que produirait une puissance transcendante insaisissable pour notre Entendement. Mais Laurent Grasso rappelle également qu’il existerait un double invisible du soleil, nommé Némésis, qui dirigerait certaines forces occultes vers notre monde, et provoquerait des désastres inéluctables que seuls quelques prophètes, à l’image d’un Nostradamus, auraient su prédire.
«Soleil Double» présente ainsi une série de petites peintures à l’huile sur bois (Studies into the Past), déclinant toute une iconographie de la catastrophe. Laurent Grasso imite par-là le style des grands maîtres de la peinture flamande ou de la Renaissance italienne, et provoque chez le spectateur un brouillage des temporalités. En effet, l’on peut être amené à se demander s’il s’agit véritablement de productions contemporaines exécutées par l’artiste, ou s’il s’agit en réalité d’œuvres anciennes véhiculant dans la mémoire collective les images d’épisodes sombres ou surnaturels ponctuant notre histoire. De plus, les catastrophes apparaissent dans les récits philosophiques, mythiques (l’Atlantide de Platon par exemple dans Critias et Timée), ou religieux (L’Arche de Noé dans la Bible) comme un moment de régénération cyclique contredisant notre vision linéaire du temps historique.
Une horde de cavaliers pointent l’index vers une météorite enflammée traversant un ciel lugubre. Ce phénomène rare est-il le signe d’un heureux présage, ou l’annonce de la réalisation prochaine d’un vœu secret? L’astre réveillerait en tout cas notre disposition à croire et à espérer, et pousserait notre imaginaire à se débrider, à s’emballer. Sur une autre peinture, un faisceau de lumière illumine un chevalier. Mais s’agit-il de la foudre qui le frappe, ou d’une bénédiction divine tombée du ciel lui apportant la grâce? Ou bien encore d’un ovni? Et comment figurer ce qui dépasse notre imagination et notre compréhension? Car même la photographie, censée pourtant d’après certains commentateurs authentifier le réel et faire office de preuve, peine à rendre compte d’un miracle lumineux, qui aurait eu lieu dans le ciel du village de Fatima, au Portugal, en 1917 (Miracle of the Sun, Fatima). A l’arrivée, une incertitude plane: ces phénomènes sont-ils réels, ou s’agit-il de simples mythes, de légendes, d’hallucinations, voire même de supercheries ou de manipulations?
Les autres œuvres de Laurent Grasso laissent moins de place au doute. Elles évoquent clairement des fléaux et des catastrophes ayant frappé les hommes comme autant de punitions divines ou de malédictions. Des marins sont surpris par le déluge, passent par-dessus bord et finissent par se noyer, malgré leurs efforts. Une éruption volcanique rappelle le Vésuve ou l’Etna. L’éclat de la lave contraste alors avec les nuées grises et épaisses que recrache le volcan, et qui assombrissent le ciel et les villes où les hommes suffoquent. Une pluie d’insectes s’abat sur un château fort. Une pluie de sang balaie l’Italie. Car ces peintures s’inspirent en réalité de faits exceptionnels, inexpliqués ou a priori invraisemblables, rapportés par des récits anciens, à l’image du terrible tremblement de terre de Lisbonne de 1755 (séismes, incendies, tsunami). En ce sens, le travail de Laurent Grasso s’appuie sur une solide base de textes historiques ou scientifiques relatant certains événements marquants de l’humanité.
L’iconographie de Laurent Grasso se focalise sur des phénomènes rares, voire surnaturels, que les avancées de la science permettent parfois de comprendre et de désacraliser. Par exemple, le phénomène du soleil double s’explique rationnellement par un effet d’optique dû au halot de l’astre (phénomène dit de «parhélie»). Laurent Grasso décline alors ce soleil double à travers une série d’œuvres superposant ou juxtaposant des néons lumineux ou des disques en laiton. L’artiste semble alors nous livrer un message d’avertissement: ce que perçoivent nos sens peut s’avérer faux («Visibility is a Trap» annonçait-il déjà en 2012, lors de son exposition au Jeu de Paume). Un doute méthodique, à l’image de la stratégie cartésienne pour atteindre la vérité, devrait s’appliquer à l’ensemble des objets qui nous entourent afin de nous assurer de leur existence réelle.
L’exposition vient ainsi mettre en exergue les rivalités et les affinités entre science et religion. Des néons reproduisent les constellations découvertes par Galilée (1610 IV), dont les observations et les thèses cosmologiques furent condamnées par l’Eglise, notamment à cause de l’héliocentrisme qu’il défendait pourtant à juste titre. Mais l’Eglise n’est pas restée aussi conservatrice qu’il n’y parait, et compte même d’anciens observatoires fondés dès le XVIIIème siècle en Italie (Specola Vaticana). Les frontières entre la foi et le savoir, la fiction et la science, demeurent certainement plus poreuses que l’on ne voudrait le croire. Quoi qu’il en soit, Laurent Grasso met en évidence les stratégies et l’iconographie dont chacun use pour imposer son système de représentation du monde et de l’univers.
Il s’agit alors de sonder le pouvoir des images, images que l’on brandit afin que le spectateur adhère à ce qu’elles véhiculent — et de sonder par là même le pouvoir politique et les idéologies qui s’imposent par les images qu’ils produisent, diffusent et qui les glorifient. En ce sens, la vidéo Soleil Double représente le Palais de la Civilisation romaine fondé en 1939 sous Mussolini. Son architecture immense, monolithique, intimidante, traduit la puissance, la violence et le caractère totalitaire du fascisme. Un soleil double passe à travers les arches du bâtiment et vient illuminer les statues des dieux du Panthéon devenus les alliés des tyrans modernes. La divinité, symbole du Bien, rentre dans le camp du Mal. La soi-disant civilisation que propose le fascisme n’est en réalité que le berceau des pires crimes et des plus atroces barbaries.
Enfin, une dernière expérience, à la fois renversante et contemplative, nous attend avec la vidéo Soleil Noir, dont les images ont été capturées par un drone. L’engin rase la surface de la mer à toute vitesse où le reflet du soleil luit. Il arpente les pentes cendrées et vertigineuses d’un volcan, avant de nous offrir un point de vue panoramique pour le moins impressionnant, où les vagues viennent s’écraser sur les parois de la montagne. Des images fixes présentant des fresques de Pompéi alternent avec de longs plans séquence où un chien blanc erre dans des ruelles en ruine. Une musique hypnotique nous envoûte. Une épaisse nuée grise s’échappe du volcan, comme le voile d’un mystère impénétrable. Des particules viennent frapper la caméra du drone, tandis que les mouettes planent nonchalamment aux abords du somptueux et terrible volcan.
Å’uvres
— Laurent Grasso, Studies into the Past, 2014. Huile sur chêne. 23,1 x 24 cm
— Laurent Grasso, Soleil double (détail), 2014. Film 16mm en boucle
— Laurent Grasso, Soleil Double, 2014. Deux disques en laiton brossé. Ø 90 cm chacun
— Laurent Grasso, Studies into the Past, 2014. Huile sur chêne. 20 x 29 cm
— Laurent Grasso, Studies into the Past, 2014. Huile sur bois. 17 x 24 cm