Laurent Grasso
Soleil Double
Avec «Soleil Double», Laurent Grasso développe l’un des concepts fondateurs de son travail: le réel est double. Pour voir la vérité, il faut partir à la recherche de sa part mystérieuse. S’appuyant sur sa lecture personnelle de Michel Foucault, il transforme les objets en sujets, selon un scénario quasi cinématographique. Chaque Å“uvre fonctionne comme un bloc de réalité identifiée dans la conscience collective dans laquelle a été insufflé un léger changement qui provoque l’étrangeté. La confrontation de cette réalité commune avec l’anachronisme volontairement mis en scène, crée une aire d’instabilité qui invite à un véritable voyage dans le temps. La rencontre avec ces objets manipulés s’opère alors par un sentiment de flottement généralisé, quasi magique.
Dans cette nouvelle exposition qui réunit différentes époques, lieux et registres connus, Laurent Grasso explore deux fondamentaux de notre condition humaine: notre rapport au temps et au pouvoir, notamment à celui des images.
Avec des peintures à huile sur bois réalisées à la manière des primitifs flamands ou italiens, des néons aux messages et aux dessins paradoxaux, des vitrines ornementées de réels morceaux de comètes, de livres anciens dont celui de Galilée,… Laurent Grasso désoriente le temps, le diffracte, le multiplie et nous place «devant le temps»*, face à ces images inédites, précises et rares. Le temps des catastrophes, des guerres, des faux miracles, tout est remis dans l’orbite du doute méthodique, avec au centre du script toujours des personnages étranges, détournés, «subjectivés»: un troublant soleil double, des portraits de prophètes, un peuple en transe dans l’attente d’une apparition à Fatima, une île volcanique en éruption filmée par un drone comme arme de guerre, des paysages dont les cieux sont irradiés par la traversée de comètes.
«Ces comètes qui ponctuent les œuvres, depuis les Studies into the Past jusqu’aux observations astronomiques du Vatican, en passant par Galilée, introduisent la fin d’un temps homogène et linéaire qui serait celui de l’Occident. En effet, ces phénomènes observables en différents points de la planète ouvrent sur des histoires parallèles, celles des modernités multiples expérimentées par des peuples interconnectés à l’échelle globale, ou qui ne se sont pas encore rencontrés » (Grégory Quenet, Le Soleil double de l’Histoire, écrits sur Laurent Grasso, 2014).
Enclin à penser que les catastrophes constituent les paliers ultimes de révolutions régénératrices, selon certains anthropologues comme Bruno Latour dont la pensée l’inspire, Laurent Grasso fait de son art un instrument de recherches et de connaissances.
Les décharges émotionnelles que provoquent les zones bipolaires de chaque œuvre soutiennent son questionnement: comment comprendre le monde et les forces en présence à travers ses illustrations? Sur quels dispositifs le pouvoir scientifique, religieux, esthétique, se fonde-t-il? Le dominant n’est-il pas celui qui voit le mieux, étudie et possède la représentation de la réalité la plus avancée? L’artiste nous laisse le choix: que signifie l’image de cet évêque avec une lunette astronomique géante sortie des archives du Vatican? Que symbolisent ces deux soleils en laiton brossé qui accueillent le visiteur à l’entrée de l’exposition: est-ce l’iconographie du miracle ou celui de la catastrophe?
Avec ces images dialectiques, par essence inquiètes, voire paranoïaques, l’artiste s’adresse donc avant tout à un récepteur invité à participer à l’exercice mental d’une expérience nouvelle. Il pratique aussi l’art de l’hybridation des formes autant que des indicateurs spatio-temporels qu’il manipule dans les lieux qu’il investit comme lors de sa grande exposition au Jeu de Paume en 2012. L’architecture, le son tout comme le silence furent réunis pour former «une épopée cinématographique».
Pour son exposition à la Galerie Perrotin, il a choisi en fonction de l’esprit du lieu de proposer un nouveau récit avec plusieurs scripts. Ce sera au visiteur d’en écrire le scénario imaginaire; à chacun de déciller les yeux pour faire le net sur ce «Soleil Double»…
critique
Soleil Double