Le photographe américain Richard Kern nous avait habitué aux images de pin-up dont l’esthétique se situait entre Playboy et Vogue. Les jeunes filles nues et à la plastique irréprochable posaient lascivement de façon à aguicher le spectateur mâle.
En pleine ambiance «porno-chic» cette «posture» s’inscrivait parfaitement dans l’air du temps : la crudité des corps nus associés au glamour des modèles, le regard vide inscrit sur ces visages et la convoitise du regardeur, etc., tout semblait être mis en scène pour que ces superbes courtisanes posées sur le socle de l’art contemporain puissent — à leur manière — jeter le trouble.
C’est un spectacle différent auquel nous invite Richard Kern avec Soft. Comme se rendant compte de l’impasse dans laquelle conduisait le dispositif jeune fille-porno-chic, l’artiste bifurque vers d’autres perversions. Car le n’est pas l’inverse du hard si on en croit la crudité cynique qui se dégage des images de l’artiste.
Kern veut nous faire croire aux moments volés, à l’inattendu d’un sein dévoilé, de la petite voisine qui lit Heidegger à poil, aux scènes entraperçues dans l’entrebâillement d’une porte du vestiaires des filles, à la jupe remontée laissant apparaître le coton d’une petite culotte, au fantasme de la «girl next door» fantasmatiquement plus proche des filles des podiums que de Bridget Jones.
Alors le «regardeur» — figure tutélaire de l’art depuis Duchamp — se transforme en «voyeur» hitchcockien: nous sommes tous des James Stewart drogués d’images et cloués dans un fauteuil métaphore de l’impuissance.
Voyeurs, nous le sommes surtout quand nous capturons du regard un sein pointu dévoilé par un corsage trop leste d’une jeune fille penchée réajustant sa chaussure (Bench, 2003).
Avec cette image, c’est tout l’aspect fétichiste de l’œuvre de Kern qui transparaît. On a la jeune fille qui hésite entre une posture de femme-enfant et celle de la vamp, mais aussi cette chaussure à talon symbole indiscutable d’érotisme contenu. Enfin, le banc public sur lequel est assis le modèle finit de dresser le tableau de l’érotisme urbain du voyeur des non-lieux.
Et si Kern nous mettait dans la peau du pathétique quadragénaire en retour d’âge affolé par la beauté de la jeunesse conjuguée à l’arrivée du printemps. À moins qu’il ne nous transforme en otaku, cette figure nipponne de l’ado boutonneux collectionneur de petites culottes.
La série présentée chez Jousse Entreprise nous fait passer de la pornographie hard de la sphère privée au soft non moins pervers parce qu’y fusionnent indistinctement privé et public.
«Voyeur», tel pourrait être le sous-titre de ces images qui jouent sur l’ambiguïté des photos volées mais dont la mise en scènes ne fait finalement aucun doute.
«Voyeur» pourrait être aussi l’invective amusée lancée par le photographe au public complaisant toujours prompt à admirer une esthétique banale de la pornographie tout en parvenant à s’indigner devant la télé-réalité.
Comme le résume plus radicalement l’écrivain Yves Pagès c’est peut-être ici qu’est le nœud du problème : «L’attraction moderne a sa loi : si tu veux abolir le prolétariat, donne-le en spectacle» (Petites natures mortes au travail, Verticales, 2000, p. 20).
Richard Kern :
— No Dogs, 2003. C-print . 68 x 102 cm.
— Woman undresses, 2004. C-print. 62 x 42 cm.
— Reading, 2004. C-print. 68 x 102 cm.
— Bench, 2003. C-print. 76,2 x 101,6 cm.
— Office, 2004. C-print. 76,2 x 101,6 cm.
— Woman with Man, 2004. C-print. 76,2 x 101,6 cm.
— Changing Room, 2004. C-print. 102 x 68 cm.
— Van, 2005. C-print. 102 x 68 cm.
— Upskirt, 2003. C-print. 102 x 68 cm.
— Sleeping, 2004. C-print. 102 x 68 cm.
— Blow up, 2004. C-print. 62 x 42 cm.
— Itchy Foot, 2005. C-print. 62 x 42 cm.
— Pregnant, 2003. C-print. 62 x 42 cm.
— Remote, 2004. C-print. 62 x 42 cm.
— Girl and Drinking Man, 2004. C-print. 62 x 42 cm.