ÉDITOS

Snapchat. Le présent absolu

PAndré Rouillé

Avant l’existence des réseaux sociaux, les petits riens de la vie quotidienne des gens ordinaires n’avaient aucune valeur. Seuls les faits exceptionnels suscitaient l’intérêt et les scoops des photographes. Mais une logistique informatique puissante et hautement sophistiquée a changé la situation en élevant les faits dérisoires et futiles au rang de matière première d’une économie nouvelle basée sur un nouveau type de valeur, caractéristique de la société de l’information numérique : la valeur-réseau.

Avant l’existence des réseaux sociaux, les petits riens de la vie quotidienne des gens ordinaires n’avaient aucune valeur. Confinés au sein du périmètre privé, ils étaient techniquement difficiles à saisir, et guère monnayables. Seules les vies des stars suscitaient l’intérêt des médias, mais toujours sur le mode spectaculaire et rocambolesque des paparazzis. Au cours des dernières décennies l’émergence d’une logistique informatique puissante et hautement sophistiquée a changé la situation en permettant d’élever les faits dérisoires et futiles au rang de matière première d’une économie nouvelle basée sur un nouveau type de valeur, caractéristique de la société de l’information numérique : la valeur-réseau. Pour créer cette valeur, les grandes firmes d’internet captent et enregistrent dans des «fermes de serveurs» les «big datas» constitués des petits riens qui jalonnent le quotidien de milliards d’individus — acteurs et victimes enfermés dans une paradoxale attitude d’active et résignée connivence.

Ces riens de la vie ordinaire d’individus sans qualités continûment enregistrés, ajoutés et croisés avec d’autres riens au fil du temps et de l’espace, tissent des profils extrêmement détaillés et surtout dynamiquement actualisés. Ils constituent des savoirs individués très prisés par les secteurs économiques et politiques dont les pouvoirs prennent de plus en plus la forme «soft» de «bio-pouvoirs» en prise directe sur la vie des gens.

Leur «soft» pouvoir vertical, les multinationales d’internet (Google, Apple, Facebook, Amazon) l’ont, elles, bâti en dressant et faisant prospérer un pouvoir technico-économique vertical sur l’horizontalité du réseau. Et cela par leur capacité à produire de la valeur-réseau en extrayant des savoirs au fil de la vie des gens. Le paradoxe de ce «soft» pouvoir vertical bâti au moyen et à l’encontre de l’horizontalité immanente du dispositif internet s’exprime jusque dans la perversion des notions de «partage», d’«ami», d’«échange» qui sont mises au service d’un contrôle sur les individus avec une ampleur et une efficacité inégalées dans l’histoire de l’humanité.

Ce pouvoir que la verticalité capitalistique oppose à l’horizontalité technologique et sociale d’internet exacerbe chez «les gens» un malaise croissant à mesure que progresse leur sensation d’être perpétuellement surveillés, instrumentalisés et inéluctablement enchaînés à une mémoire machinique de leur vie, finement tissée par touches successives, à leur insu et de façon pratiquement irréversible. C’est ainsi que monte dans le monde une clameur de plus en plus forte en faveur du «droit à l’oubli» sur internet, à l’effacement de la mémoire numérique des «données personnelles», qui n’ont d’ailleurs jamais été données mais captées. Un malaise diffus se répand aussi chez ceux qui se sentent mis en situation de matériau de la valeur-réseau et d’être des victimes consentantes de leur chosification. Alors que le cours des civilisations a toujours été scandé par des dispositifs et techniques de la mémoire (l’écriture, le livre, le musée, la photo, le magnétophone, etc.), un rejet croissant se dresse aujourd’hui contre cette mémoire technologique absolue de nos vies qui prospère hors et contre nous.

C’est dans ce cadre qu’a été lancée en septembre 2011 l’application Snapchat de messagerie instantanée pour smartphones. Son originalité est de fonctionner à rebours des mécanismes de la dictature de la mémoire numérique qu’entretiennent les majors d’internet. Snapchat c’est, face à Facebook et Google, David contre Goliath : la légèreté, la liberté, la mobilité contre l’asphyxiante et rigide verticalité de firmes multinationales qui font du contrôle la source de leurs profits.

Snapchat permet en effet de réaliser des photos et de les envoyer à des contacts qui ne pourront pas les visualiser plus de 10 secondes. A la différence de Facebook, Snapchat affirme ne pas conserver les messages et de les détruire après qu’ils ont été lus. Quant aux destinataires, ils ne peuvent pas (ou difficilement) les enregistrer… Snapchap fonde ainsi sa différence sur la spontanéité, l’éphémère et surtout sur un type original de mémoire, une forme de mémoire-relai qui se situerait entre l’émission et la lecture des message. Une mémoire temporaine qui porterait en elle les conditions de sa disparition.

Face à cette esquisse d’une alternative potentiellement encombrante, Facebook et Google ont, l’un et l’autre, tenté d’acquérir la société Snapchat aux prix de 3 et 4 milliards de dollars — en vain. Snapchat a bien sûr refusé les deux offres car il s’inscrit dans les courants de résistance aux dérives commerciales et aux atteintes à l’éthique d’internet qui séduit les jeunes pour lesquels les réseaux sociaux ont fait basculer les utopies horizontales d’internet dans la verticalité des vieux pouvoirs politiques et économiques.

Avec Snapchat, la photo prévaut sur le texte. Les échanges prennent l’allure de conversations par l’image dans une langue iconique, très peu verbale. Le visible submerge le lisible. Dans le feu de ces conversations iconiques, la spontanéité ou la précipitation minent les moindres velléités de cadrer et de composer, et bousculent d’autant les derniers vestiges d’un héritage esthétique. Snapchat fait ainsi expérimenter aux utilisateurs un glissement du lisible vers un visible absolu; un abandon des valeurs esthétiques séculaires du cadrage et de la composition, un déplacement des valeurs mentales et rationnelles de construction des images du côté des valeurs plus intuitives et spontanées des pures sensations.

D’autre part, l’éphémère, le refus de l’enregistrement, le rejet de la mémoire machinique — qui accumule mécaniquement sans ne jamais rien oublier —, le parti pris d’une antimémoire : cette trame théorique de Snapchat, qui prend ouvertement le contrepied de Facebook, Instagram ou Google, traduit un épuisement des problématiques éculées de la mémoire et de l’empreinte qui constituent encore la vulgate des propos sur la photo.

Mais l’action de l’éphémère contre la tyrannie de la mémoire machinique exerce, quant à elle, une autre tyrannie qui, elle, affecte les conditions de réception des images. En ouvrant dans un smartphone un message Snapchat, on sait que la photo ne sera visible que durant un bref laps de temps, de 1 à 10 secondes, au-delà duquel elle s’effacera. La tension, qui ainsi s’instaure, ruine la notion de contemplation, cardinale dans les conceptions et pratiques traditionnelles de la réception artistique. A l’image fixe et pérenne qui s’offrait au cheminement d’un regard paisible succède une image-éclair, un flash, qui vient fugacement, dans une tension extrême, capter l’attention. A la logique spatiale et atemporelle de la contemplation, Snapchap substitue une tension séquencée en deux temps presque superposés: entre l’imminence de l’effacement de l’image et la brutalité de sa disparition, entre une avidité à voir et la frustration de n’avoir pas suffisamment vu accrue par la cruelle évidence que l’on ne verra jamais plus.

Ces photos éphémères de Snapchat, postées aussitôt prises, et effacées presque aussitôt vues, n’ont ni passé ni futur. Seulement le présent absolu d’un bref apparaître, comme les mots de la langue parlée dont l’existence sensible n’excède pas le présent de leur prononciation.
Face à l’utilisation de la mémoire numérique pour asservir, la fugacité des messages de Snapchat fait de l’application un moyen de résister, un territoire d’amnésie salutaire, mais aussi un espace de liberté carnavalesque où les excès, provocations et transgressions ludiques sont encore possibles sans trop de risques qu’un jour ils fassent inopinément retour. C’est ainsi que, forte de cette confiance peut-être excessive, la vogue du «sexting» (l’échange de selfies fortement érotiques ou pornographiques) a prospéré comme une provocation et un exutoire face à la dictature «soft» que les majors du net exercent sur leurs «amis».

André Rouillé.

Lire
Matteo Pasquinelli, Google PageRank, une machine de valorisation et d’exploitation de l’attention, L’économie de l’attention, Paris, La Découverte, 2014.

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