Alors qu’Ida Tursic et Wilfried Mille produisent habituellement de larges toiles très réalistes, l’exposition «Smears» est composée de grands tableaux abstraits. Mais cette abstraction est en lien plus fort qu’il n’y paraît avec les autres œuvres des artistes, puisque les toiles présentées sont à l’origine les feuilles de papier sur lesquelles ils ont testé leur matériel aérographique lors de la réalisation d’autres travaux. Ces essais ayant ensuite été numérisés, agrandis et imprimés. Elaborés et nécessairement aboutis au même moment que les tableaux qui leur sont respectivement associés, ils accueillent les taches, coulures et autres déchets laissés par les aérographes.
Lauréats du prix Ricard en 2009, le duo Ida Tursic et Wilfried Mille montre encore une fois son intérêt pour l’image et sa matière plus que pour le sujet, qui est indiscernable dans ces toiles. En effet, The Back of The Sign (2007), l’huile sur toile pour laquelle ils ont reçu le prix, interroge autant, si ce n’est plus, l’image dans sa matérialité que le symbole hollywoodien dont il est question.
Familiers des représentations médiatiques brutes, violences banalisées telles que les photographies d’incendies ou focus pornographiques, Ida Tursic et Wilfried Mille soulignent dans l’exposition de 40mcube leur capacité à aborder la peinture sous des perspectives multiples.
Le terme «to smear», qui se définit en anglais par le fait d’étaler et de salir, porte les barbouillages des peintres (produits résiduels à la création des peintures) en tant que manifeste pictural.
Dans une homogénéité de formats, l’exposition de 40mcube propose huit toiles de cette série abstraite, accompagnées d’un portrait, Facial Abstract 2, concluant la présentation. Numérisées et agrandies à l’échelle d’un tableau d’histoire, ces résidus de création prennent ainsi une place tout aussi vitale dans le travail des artistes que les portraits, paysages et autres échantillons «nobles» de la peinture. Et de la même manière que leur série des pages déchirées, représentant notamment des photographies préalablement morcelées avec les bords blancs, déchirures et même éléments de fixation aux murs de l’atelier, les peintures de la série des «Smears» sont scandées de morceaux de scotch démesurés, taches béantes encadrant partiellement les toiles, dont la visibilité est due à l’agrandissement outrancier des épreuves originales.
L’harmonie colorée de ces toiles réfère explicitement à leurs jumelles figuratives, puisqu’une peinture et sa feuille d’essais appartiennent à une même unité de création, basée sur la maîtrise des couleurs et des matières. La précision chromatique que l’on peut apprécier dans des séries comme les «Portraits» ou les «Paysages», est documentée et explicitée par les «Smears», qui dénoncent en même temps l’absence de leur référent, une unique peinture figurative étant présente dans l’exposition.
Extraits chromatiques d’images réalistes, le vocabulaire visuel des «Smears» renvoie autant à des griffonnages automatiques et inconscients qu’à une réflexion poussée sur la matérialité de la couleur. Coulures, superpositions, ondulation du papier et effacements se percutent paradoxalement dans la trame d’une toile lisse et sans accroc, résultat d’une impression jet d’encre.
Ces expérimentations picturales semblent manifester une volonté de la part d’Ida Tursic et Wilfried Mille de creuser la peinture jusqu’à son épuisement. La question du sujet est étirée au-delà de ses limites, ici par la formation d’une œuvre connexe à partir de débordements d’une première toile. Une réflexion sur l’inscription historique de ces peintures est envisagée dans la récupération d’une hiérarchie des genres, qui s’attèle à présenter ces œuvres dans la veine de tableaux d’histoire.
Poursuivant par une certaine mise en abyme les enjeux de la relation entre l’image médiatique et sa transcription picturale réaliste, les «Smears» interrogent également la relation de la représentation à un objet référent et questionnent la nécessité ou non d’une proximité entre eux. Car cette proximité effective impliquerait une relation chronologique entre les différentes étapes de la création sous-entendant une progression vers l’aboutissement que serait l’abstraction. En se concentrant au contraire sur une série unique, soulignée par le portrait Facial Abstract 2, les artistes donnent à leurs travaux l’ampleur nécessaire à leur appréhension individuelle, tout en les inscrivant dans une réflexion commune.
La moindre trace prend dans cette exposition une dimension théorique sur la peinture, tandis que les actrices pornographiques deviennent des allégories de l’imagerie contemporaine lourdes de sens. Facial abstract 2, qui représente une jeune femme torse nue, derrière laquelle transparaît la trace d’un «The End» mélodramatique, comprend trois registres différents qui se superposent pour conclure dans une synthèse picturale cette exposition. Cette huile sur toile — elle aussi étant une reproduction, mais cette fois d’une aquarelle — comprend à la fois un portrait, mais aussi sur le même support des «smears» ainsi qu’un texte extrait de l’univers cinématographique.
Cette exposition presque uniquement composée de reproductions numériques ne manque pas de prolonger les interrogations d’Ida Tursic et de Wilfried Mille sur l’imagerie contemporaine. A travers leur peinture prolifique, ils décomposent ce qui peut être un aspect de l’actualité de la peinture figurative, à savoir une interrogation du support avant même du sujet et une part d’abstraction et d’indépendance nécessaires à tout recul sur le médium peinture.
— Ida Tursic et Wilfried Mille, 90 Interview May 1998: Mirroir, 2008. Impression jet d’encre sur toile, vernis. 250 x 200 cm.
— Ida Tursic et Wilfried Mille, S.Magazine Play Sept.2007, 2008. Impression jet d’encre sur toile, vernis. 250 x 200 cm.
— Ida Tursic et Wilfried Mille, Facial Wallpaper, 2009. Jet d’encre sur toile, vernis. 250 x 200 cm.
— Ida Tursic et Wilfried Mille, L’œil de Vogue P.159 La Seine, 2008. Jet d’encre sur toile, vernis. 250 x 200 cm.
— Ida Tursic et Wilfried Mille, 90 Interview May 1998, 2008. Impression jet d’encre sur toile, vernis. 250 x 200 cm.
— Ida Tursic et Wilfried Mille, JANE June-July 1998 P.80-81, 2009. Jet d’encre sur toile, vernis. 250 x 200 cm.
— Ida Tursic et Wilfried Mille, P.153 Ten Magazine, 2009. Impression jet d’encre sur toile, vernis. 250 x 200 cm.
— Ida Tursic et Wilfried Mille, Spanked by the King 2007, 2008. Impression jet d’encre sur toile, vernis. 250 x 200 cm.
— Ida Tursic et Wilfried Mille, Facial Abstract 2, 2010. Huile sur toile. 200 x 250 cm.
Publications
Timothée Chaillou, «Cumhost again», in Technikart, Hors-série art contemporain, octobre 2010.
Charles Barachon, «Tursic en plein dans le Mille», in Technikart, n°146, octobre 2010, p. 146.
Eric Troncy, «Un pinceau pour deux», in Numéro, n°116, septembre 2010, p. 252-258.
Guillaume Mansart, «Ida Tursic et Wilfried Mille», in artpress, n°652, janvier 2009, p. 68-88.