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Smart Monkey

Il reste des dinosaures, dans cette période préhistorique indéfinie de Smart Monkey, mais déjà, le règne des gorilles a commencé. Ils vivent dans la forêt, s’épouillent, somnolent et copulent gaillardement dans la moiteur de la jongle. Quand tout à coup, le «Smart Monkey», héros fureteur de l’aventure, plus curieux, plus malin que ses grands congénères, fait son apparition. La copulation l’intrigue. Il réclame son dû, il est bien le congénère des autres malgré sa différence physique. Lui aussi veut jeter à la face du monde neuf le brame du mâle jouissant de sa semblable. La belle convoitée refuse ses ardeurs? Il la soudoie d’une banane et, pendant qu’elle se délecte plus du fruit frais que d’autre chose, il profite vite vite, et sans doute pour la première fois de sa vie, des touffeurs molles et femelles. Pas sot, l’animal. Mais ils sont vus: l’aval de la guenon velue est dur à avaler pour le chef de meute. Il chasse de tout son pouvoir le petit énergumène bien menaçant.

Commence alors l’aventure en solitaire du «joli singe». Le récit s’accélère. Son rythme soutenu bien que muet se maintiendra jusqu’à la dernière case. Un tigre hargneux aux dents de sabre lui donne la chasse pendant une grande partie du récit. Se procurer de quoi se nourrir, se protéger de la neige et même en faire un bonhomme, échapper à une éruption volcanique à dos de girafe, domestiquer le feu… Vraiment peu de répit pour le héros.

Aussi, «Smart Monkey» a peu de temps pour goûter à la beauté des premières fois. Il est très vite rattrapé par une réalité qui met sa vie en danger. L’éphémère est son lot et tout doit être vécu à toute vitesse. Pourtant, tout au long du récit, la notion de destin court de façon linéaire et obstinée à l’image du tigre aux dents de sabre. Un va-et-vient entre l’éphémère et le «mektoub» (c’est écrit) construit le scénario. Il est écrit que le tigre dévore le singe en ces âges sauvages. Même si notre héros ne finit pas dans le ventre du «deux-dents», un de ses descendants archéologue prendra conscience, en quelque sorte, de la violence de cette époque reculée.

Cela figure dans le brillant épilogue que Winshluss situe aux alentours du XXe siècle. L’évolution passant par là, le joli singe qui ressemblait tant à l’homme s’est transformé en homme se rapprochant fort du singe. L’homme semble moins malin, plus fat que son ancêtre. Le singe allait de l’avant, l’homme à reculons. Le singe avançait à l’instinct, l’homme chemine, guidé par une intelligence policée et arrogante.

Ce brouillage aux allures d’analogie pourrait correspondre à un second va-et-vient, lié au temps mais aussi à la notion de progrès humain. L’aller-retour temporel et philosophique apporte une conclusion saine puisque «mektoub» de toute façon.

Toutes les premières fois que vit notre petit singe lui confère connaissance et expérience. Ces premières fois sont faites de plaisirs, de fierté, de peur, d’instinct de conservation, d’angoisse profonde même si fugace, de terreur pure devant ce qui est inconnu. Tout cela construit «Smart Monkey». Et toutes ces infimes ou grandioses découvertes sont notées avec une expressivité rare, une élocution impressionnante dans le dessin, vif, virevoltant et presque animé de Winshluss.
Tous les états, les humeurs, les douleurs, les expressions sont rendus d’un trait, d’un détail indispensable: un Å“il de traviole, un rictus à peine affiché, un geste explicite. Souvent, des cases sans cadre viennent attirer l’attention sur telle situation, sur tel détail. Elles sont comme libres de toute contrainte. Les moindres sons se font entendre par cette même facilité, ce même naturel. Le plic-ploc d’une goutte tombant dans l’eau, le glissement d’un serpent sur l’herbe, et l’explosion du volcan sont rendus de façon aussi subtile que réaliste.

Cet art, cette maîtrise permet à l’auteur de vraiment se passer de texte, sans faillir un instant. Winschluss explore le genre muet et le fera dans Pinocchio avec le bonheur que l’on sait. Smart Monkey est un album plus ramassé et se lit comme un véritable dessin animé mis en bandes. L’humour tient des Bip-Bip et l’intensité de l’action relève parfois de super-héros des comics. La course poursuite engagée entre le «tiger» et le «monkey» se déroule quand même sur des milliers d’années. Peut-être la plus longue de tout l’histoire de la bande dessinée…