— Éditeur : Desclée de Brouwer, Paris
— Collection : Arts & esthétique
— Année : 2002
— Format : 20,50 x 30 cm
— Illustrations : quelques, en noir et blanc
— Pages : 304
— Langue : français
— ISBN : 2 220 05117-X
— Prix : 21,50 €
Pour mémoire
par Jean-Philippe Antoine (extrait, pp. 7-13)
Un même fil rouge traverse le présent essai éclaté. Chacune à sa manière, les six études qui le composent déclinent une investigation récurrente : celle des relations entre image et mémoire. Dans cette entreprise, la notion de lieu joue le rôle d’un intercesseur indispensable. (…)
En amont de la pluralité des médiums qui servaient à classifier et évaluer les productions artistiques, l’image vaut comme une structure que caractérisent certains attributs et puissances : rassembler en un même lieu — ou scène — une pluralité d’éléments, aussi hétérogènes soient-ils; former avec eux une constellation dont la cohérence devient, sinon directement pensable, du moins expérimentable en tant que diagramme sensible de relations.
Si l’image est pensable à l’écart des catégories de l’art, elle ne l’est cependant pas sans le secours des notions de lieu et de figure. Aucune image n’est sans lieu, non pas parce qu’elle occupe immanquablement une portion, vaste ou menue, de l’espace matériel qu’elle habite, mais parce qu’il appartient à sa définition de faire exister une scène, aussi peu théâtrale soit-elle. Aucune image n’est non plus sans figures. Le lieu qui l’abrite, loin de consister en une construction purement spatiale, abrite aussi les opérations singulières qui la constituent, sous forme de traces stratifiées dont l’espace entièrement géométrisé et ubiquitaire ne pourra jamais rendre compte. Si la figurabilité des images renvoie à une scène constituée, c’est alors que cette scène est elle-même, d’un seul tenant, élaboration et condensation de traces porteuses d’une empreinte de temps.
C’est sans doute parce qu’elle associait au dispositif scénique géométrisé de la camera obscura l’enregistrement d’un temps nécessairement circonstancié, que l’image photographique a ainsi pu, la première, radicalement remettre en cause le système de préséances qui avait, trois siècles durant, régi l’économie artistique des images. Mais le statut ancillaire et industriel de la pratique photographique, qui la cantonnait à la périphérie d’un Art conçu selon une acception à la fois restreinte et majuscule, a longtemps atténué l’effet de cette remise en cause. Dans ces conditions, c’est à d’autres dispositifs, moins liés aux appareillages perspectivistes qui prolongent l’ge de la Représentation, qu’est revenue la tâche de remettre en lumière la connexion oubliée, voire déniée, entre image scénique, figures et souvenir. On pense ici bien sûr aux readymades de Marcel Duchamp, moins pour marquer leur singularité, tout à fait réelle, que pour saluer la postérité massive et multiple que leur auteur, par son geste, conviait bon gré mal gré au banquet renouvelé de la mémoire.
Que ce geste n’ait pas entretenu d’ambitions ouvertement liées à la question du souvenir ne fait aucun doute. Duchamp récuse le souvenir. C’est ailleurs, dans les relations de fait établies avec les techniques anciennes de la memoria, que son entreprise acquiert un statut de moment inaugural. En effet, si les souvenirs font les individus, ce n’est pas sous la forme d’images homogènes, données une fois pour toutes, qu’on emmagasine passivement ou qu’on choisit d’oublier. C’est sous la forme des constructions bigarrées, déformées sans paraître en porter trace, voire totalement prisonnières d’un oubli qui ne se connaît pas pour tel, que charrient ces individus. D’autres artistes et penseurs travailleront bientôt à restituer à ces formes histoire et densité. Ils associent aux modes de figuration hétéroclites dont use le souvenir la question de la construction individuelle d’une expérience, et celle de sa communication en tant que telle. S’individuer, c’est alors faire droit au « rude travail du ressouvenir » (Joseph Beuys) : celui que nécessite la production au grand jour des figures singulières de la mémoire, dans une forme qui reconnaît et respecte le travail figural auquel elles doivent leur existence, dans une forme également qui rend possible l’appréhension par d’autres de ce travail.
C’est ici que l’art (r)entre en jeu — un art maintenant conçu selon son « concept élargi » et porté, en tant qu’entreprise d’individuation et de différenciation de l’expérience sensible, à une dimension collective. Déjà dans la culture médiévale — et antique — de la memoria, la réalisation d’images matérielles avait pour rôle d’offrir une surface d’inscription et d’élaboration publiques à des pratiques dont la plus grande partie serait autrement restée cantonnée dans les opérations principalement mentales des individus qui en usent. Elle fournissait en retour pour ces opérations des modèles partageables de visualisations scéniques et de diagrammes. La beauté, l’éclat, mais aussi parfois le choc et le scandale des images, entraient alors dans la logique d’une construction du souvenir élargie aux dimensions de collectivités multiples et à géométrie variable.
Une même logique informe une partie des pratiques artistiques actuelles. Elle fait leur lien avec la préhistoire de l’art qu’elles ramènent au présent. Elle informe aussi la gestion institutionnelle de notre rap, port à l’ensemble des objets — d’art ou pas — qui participent à l’entreprise collective de cueillette et de construction du souvenir, autrement dit à l’édification présente du passé. On a dit déjà la désuétude des catégories disciplinaires (dessin, peinture, sculpture, etc.) dans le présent de l’art élargi. Ce qui les remplace est une structure d’image qui, fondée sur les lieux et sur leur caractère figural, permet à tout objet qu’elle accueille — quelle que soit sa provenance — d’entrer dans un processus de figuration qui a le souvenir pour modèle. Cette structure a dans les sociétés contemporaines un véhicule privilégié, quoique non-exclusif : le musée.
(Texte publié avec l’aimable autorisation des éditions Desclée de Brouwer)
L’auteur
Jean-Philippe Antoine, philosophe et artiste, enseigne l’esthétique à l’université Lyon III.