ART | CRITIQUE

S’inventer autrement

Vernissage le 09 Déc 2015
PFlorian Gaité
@09 Déc 2015

La monographie de Sylvie Blocher au Crac de Sète démontre l’engagement politique d’une artiste singulière sur la scène française, en lutte pour la désinhibition des imaginaires et la mise en œuvre de l’altérité. Déployée dans tout le bâtiment, cette œuvre sait prendre de la hauteur en jouant de sa plasticité.

Discrète au sein des institutions, malgré son envergure internationale, Sylvie Blocher restait privée d’une monographie en France depuis plus de vingt ans, trop vite hâtivement réduite à un registre socio-culturel qui n’a jamais eu bonne presse. Indépendante et non-consensuelle, son œuvre relève pourtant moins de la sociologie qu’elle ne fait résistance dans le champ des imaginaires sociaux, dénonçant avec force les représentations lissées et l’homogénéisation du champ politique.

A son image, l’exposition «S’inventer autrement» est plurielle, sensible et incarnée, habitée de figures atypiques ou ordinaires qui tirent toutes potentiel de leurs différences, de leur propre altérité autant que de leur rapport à autrui. Son titre résonne comme un appel à la singularité pensée à l’horizon d’une déconstruction poétique des normes identitaires, une invitation, toute foucaldienne, à se transformer librement en déjouant les processus d’assignation sociale, de conditionnement psychique et de discipline des corps. Dessinant un parcours cohérent sans être homogène, ces huit installations vidéo et deux graphiques font émerger des zones de résistances, des situations d’adversité ou de rencontre, individuelles et collectives, où le tissu humain prend vie.

Sylvie Blocher s’efforce dans ces œuvres d’éprouver la souplesse du réel, considérant l’imaginaire comme un relâchement des structures symboliques et intellectuelles qui emprisonnent les individus dans des catégories sclérosées. Dans le film coréalisé avec Donato Rotuno qui inaugure l’exposition, Dream have a langage, les participants, suspendus dans le grand hall du Mudam de Luxembourg, à plusieurs mètres de hauteur, font chacun à leur tour l’expérience d’un lâcher-prise, d’une perte de contrôle à la faveur de laquelle ils abandonnent leurs réflexes conditionnés. Venus confier au préalable une idée pour changer le monde, ils sont invités à quitter la stabilité sécurisante du sol pour adopter un autre point de vue, dans une position propice à la divagation de l’esprit. Contemplatifs, fragiles, fébriles, sereins ou libérés, leurs visages déplacent sur eux la teneur spectaculaire de l’élévation en affichant une présence d’une intensité forte, proportionnelle à leur degré de laisser-aller (pour l’une d’entre eux jusqu’au cri cathartique). Ce décollement physique et mental introduisant un autre rapport à soi et au monde, cette altérité découverte lorsque le corps trouve refuge dans l’imaginaire, Sylvie Blocher l’a appelé, dans une expression qui prolonge son lien à Jean-Luc Nancy, le «double touché-e». Ligne de force de son protocole de création, il inscrit la relation à l’autre en soi au cœur de son projet, produisant un va-et-vient constant entre regard introspectif et altruisme.

Pour Qu’offrez-vous ?, pièce réalisée in situ, Sylvie Blocher a lancé une invitation publique afin de trouver ce qu’elle appelle, sans vision réifiante, un «matériel humain», ici des participants prêts à partager un matériau symbolique: un souvenir, une idée, une sensation, un regret, une opinion, un savoir, un rêve ou encore un conseil. Une manière de répondre avec générosité à l’invitation de Noëlle Tissier – commissaire de l’exposition et directrice du Crac – que la vidéaste confie accueillir «comme un cadeau». Recueilli dans l’intimité d’un tête-à-tête qui compte sur la sincérité de l’échange, chaque témoignage est consciencieusement reproduit par l’artiste à la craie sur des cimaises recouvertes de peinture ardoise. Monuments aux vivants, à leurs mémoires, à leurs sensibilités, cette œuvre contributive provoque un état contemplatif qui confine au recueillement bienveillant, stimulant la curiosité à l’autre: l’un confie son souvenir amoureux, un autre décrit le plaisir érotique que lui procure la fumée de cigarette, ici l’on évoque Nietzsche ou le souvenir d’une douleur, là la description d’un parfum ou la nostalgie face aux santons provençaux. A travers ces micro-narrations, chacun peut ainsi éprouver le lien d’empathie qui fédère un groupe, comme s’y projeter d’une façon plus intime.

Seule autre œuvre graphique de la monographie, Libération, étale sur deux murs qui se font face les unes du quotidien parues entre 2013 et 2014. Sylvie Blocher, qui entretient une relation ambiguë au titre de presse, faite d’affection et de rejet, les recouvre de peinture ardoise puis réinvente la page en sélectionnant certaines informations. A travers cette chronique improvisée, Sylvie Blocher dit ses combats ou ce à quoi elle est simplement attentive. Le soutien à Edouard Louis et à Julian Assange, le droit à l’avortement ou l’ingérence post-colonialiste des européens en Afrique sont autant d’occasion de déployer une prose concise et illustrée qui fait ironiquement de Libération le moyen de s’émanciper des logiques de l’information médiatique.

Arracher les récits collectifs à l’histoire officielle constitue sans nul doute un enjeu fort de la démarche de Sylvie Blocher. Alamo traite ainsi de la réécriture des faits historiques, ici à travers les versions du siège du célèbre fort durant la révolution texane, variant selon la communauté (blanche, latino, black et celle des natifs américains), pour mettre en question les mécanismes imaginaires par lesquels s’opère l’exclusion d’un groupe du récit national. A ses côtés, le diptyque Change the scenario, reconstitution d’Art Make up de Bruce Nauman met en scène le top model afro-américain albinos et gay Shaun Ross se peignant intégralement le corps en blanc et en noir. Au-delà de la revendication affichée à une identité plurielle, agrégat de minorités, la vidéo rend sensible l’impossible symétrie entre les groupes ethniques, comme entre les facettes de sa personnalité et leur dimension proprement incommensurable. Plus qu’un symptôme identitaire, la couleur de peau est le marqueur d’un rapport conflictuel aux inconscients dont on l’investit, à l’image de cette vidéo dans laquelle une descendante d’une communauté utopiste essaie en vain d’atteindre au revolver un morceau de papier sur lequel est inscrit «color», frémissant dans le vent, aussi fragile que résistant.

Avec la série des Living Pictures, dont sont présentées trois installations, Sylvie Blocher use de son droit de réponse à ce qu’elle définit comme la «normalisation de l’imaginaire», soit l’homogénéisation des représentations et des catégories sensibles sous l’influence des «experts» et des «grandes entreprises». Lieu de résistance au capitalisme culturel et à l’économie globalisée, chaque installation se concentre sur une anomalie politique dont elle propose une expérience de remédiation. What is missing? dénonce ainsi le manque d’infrastructures dans une banlieue australienne, quand Skintone souligne les difficultés d’intégration dans une société dominée par les normes de la bourgeoisie blanche. Dans cette dernière, des personnes de milieux sociaux très différents sont invitées à s’afficher avec «fierté» face à une teinte de peau choisie sur un pantone couleur chair, pouvant rallier leur communauté ethnique ou au contraire faire valoir un contraste apparent. Particulièrement intense, l’installation Témoins radicalise, quant à elle, l’expérience de l’autre à travers une centaine d’adolescents issus d’une favela de la banlieue de Sao Paulo, défilant face à une caméra à la place de laquelle ils doivent imaginer une personne qu’ils aiment ou qu’ils détestent. Trop «fiers», trop «irréductibles» pour être montrés selon le directeur du centre d’art local, ils affichent une force, une dignité, une violence criantes, qui ne peuvent pas laisser indifférent.

Point d’orgue de l’exposition, la salle des Speeches synchronise la réinterprétation chorale de grands discours historiques. Cinq panneaux en contreplaqué, posés à l’horizontale et dispersés à travers l’espace, constituent le dispositif d’une adresse frontale par laquelle des protagonistes, charismatiques et singuliers rejouent les paroles d’Angela Davis, de Marx, de Barack Obama ou d’Edouard Glissant. Les Speeches sont exemplaires de cette façon revendiquée par Sylvie Blocher de «s’infiltrer» dans des sphères sociales ou culturelles, d’y opérer un «déplacement dans l’ordre habituel des choses», ici une autre façon de dire, d’entendre, de comprendre le sens du message politique. Face à la vanité de ces «beaux» discours et à leur théâtralisation grandissante, chaque Speech «réinvente l’espace politique» en rompant avec certains codes: la survirilité des politiciens contrée par la féminisation des oratrices, la prosodie monocorde et anti-musicale par des riffs de guitare électrique, l’austérité de l’énonciation par des fonds bariolés, inspirés de la culture pop. La Convention de Genève sur les réfugiés, texte si amendé qu’il n’en reste quasiment rien, trouve ainsi dans sa réinterprétation les conditions d’une écoute autre, qui sensibilise à sa motivation éthique tout en affichant une incrédulité quant à son efficacité.

Loin de donner dans la provocation ou la dénonciation stérile, Sylvie Blocher agit dans le sens d’une décolonisation de l’imagination et de l’ouverture du champ des possibles. Portant avec brio ce message d’émancipation, l’exposition «S’inventer autrement» pense la création comme un moyen révolutionnaire d’expérimenter «l’en-commun» selon Arendt: un espace de partage des représentations par lequel garantir les libertés de chacun.

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