Le «Singspiele» est un genre qui mêle parole et chant, est-ce aussi votre intention ici?
Maguy Marin. Notre intention était de travailler à partir de portraits d’individus et de la singularité de chacun d’entre eux. Leur solitude est vite venue flotter dans le travail. De leurs visages se dégageait l’intuition de leurs corps absents, de leur mutité le son de leur voix. Le chantonnement est apparu comme la possibilité d’une expression de ces solitudes. L’ensemble de ces éléments nous souffla ce titre, Singspiele, pour un spectacle fait d’histoires et de voix plurielles.
Durant la majeure partie de la pièce, un personnage marche. La marche est désormais un motif fréquent dans votre travail. En quoi la marche vous intéresse-t-elle particulièrement?
Maguy Marin. Je n’emploierai pas le mot «personnage». Quand on marche dans la rue, on croise des gens, des personnes qui vont et viennent. Mais aucune ne marche de la même façon. C’est le mouvement commun que nous, les humains, partageons quel que soit notre âge, nos terres. Mais ce mouvement commun n’est jamais identique. Ces petites différences de la marche liées à la singularité des êtres, à l’activité dans laquelle chacun se retrouve, à leur âge et leur leur culture font de la marche un terrain de recherche que j’apprécie particulièrement.
Comment travaillez-vous la marche qui n’est pas souvent naturelle chez vous? Lui appliquez-vous des principes rythmiques particuliers?
Maguy Marin. Je ne sais pas ce qui est naturel dans la marche. Chaque peuple, et chaque personne dans ce peuple, a une façon particulière de marcher. Lorsque j’observe des gens marcher je suis toujours étonnée de voir les rythmes divers que chacun utilise selon son corps, son âge, sa condition, son activité. J’essaie de capter ce qui dans le «naturel» ordinaire de la marche suggère des hypothèses, des fragments d’histoires, j’aime à les imaginer, à les supposer. Chaque vitesse correspond à une énergie, à un objectif, à un état dans lequel on peut percevoir des émotions, des urgences, des états de corps qui nous informent en dévoilant des bribes de leur histoire, de leur activité, les ambiances dans lesquelles ils ont grandi.
Dans Umwelt ou dans Ça quand même, entre autres, les acteurs-danseurs venaient se présenter frontalement aux spectateurs. Il semble que vous reprenez en partie ce principe de la présentation dans Singspiele. Est-il important pour vous que les humains se «présentent aux autres»? Qu’ils se fassent face?
Maguy Marin. Je ne sais pas si c’est important pour moi mais de fait mon travail met toujours en jeu cette frontalité. Le moment de la représentation, de la rencontre avec le public, est un moment où un rapport se crée entre chacune des personnes qui constitue ce public et chacun des artistes en jeu sur le plateau. Une occasion à partager du sensible, à rentrer en contact, comme un rendez-vous auquel on se rend.
Le visage est un élément essentiel de cette pièce. En cela, elle résonne avec les écrits de Levinas dont vous revendiquez clairement l’influence.
Maguy Marin. Oui, cette pièce a été nourrie par les écrits d’Emmanuel Levinas qui énonce l’idée d’une responsabilité «immémoriale» vis-à -vis d’un Autre, une responsabilité qui déborde «ce qui tient dans le suspens d’une époque». Loin de s’inscrire dans une mémoire et dans une histoire particulière, c’est une responsabilité qui nous oblige à la fraternité hors de toute histoire personnelle et de l’intérêt de ce monde.
Dans la façon qu’a l’acteur d’endosser des identités différentes, devenant une série de gens célèbres ou pas, y a-t-il un discours politique qui se dessine, une façon de décrire une grande communauté d’humains?
Maguy Marin. Il y a le désir d’affirmer que ces visages connus et inconnus ont un dénominateur commun qui est celui d’appartenir à la même espèce. L’espèce humaine.
Entretien réalisé par Stéphane Bouquet (mars 2014)
Avec l’aimable collaboration du Théâtre de la cité internationale.