La temporalité, la transformation et la construction font partie des notions convoquées par «Rubbing Glances #3» dans les 1000m2 des Galeries Poirel à Nancy. Cette exposition est la dernière étape du projet artistique autour du gigantesque chantier universitaire Artem-Nancy (réunion de trois grandes écoles: l’Ecole nationale supérieure d’art, l’Ecole nationale supérieure des Mines et l’ICN Business School).
Initié en 2010 par le plasticien Simon Hitziger, le projet «Rubbing Glances» regroupe une douzaine d’artistes pluridisciplinaires – pionniers du programme Artem – qui participent aux trois étapes suivantes:
— # 1 Présentation des œuvres créées in situ lors de l’ouverture du chantier, le 25 septembre 2010
— # 2 Production d’un livre d’art regroupant des oeuvres, des documents d’architecture et des textes critiques et philosophiques spécialement conçus pour l’ouvrage
— # 3 Exposition aux Galeries Poirel de nouvelles œuvres créées pour l’occasion
Pavlina Krasteva. Parlez-nous de cette aventure qu’est Rubbing Glances, de ce « croisement de regards » ou d’idées annoncées par le titre… de cette multiplication d’espaces (chantier, livre, espace d’exposition).
Simon Hitziger. «Rubbing Glances», qui signifie «Frottements de regards», est un projet qui a vu le jour en même temps que s’élevaient les premiers murs du chantier Artem à Nancy. Il s’agit d’une confrontation entre la matérialité brute du chantier, le regard qu’on peut porter sur lui et les émotions qu’il peut susciter. Mais c’est aussi une confrontation d’idées, de sens, voire de séductions. J’ai élaboré ce projet comme une expérience artistique évolutive et cumulative (accumulations de données, d’images, d’idées, d’espaces, de productions…). Ce qui m’a toujours intéressé dans un chantier, c’est la transformation d’un lieu et son activité constante. J’ai voulu que «Rubbing Glances» soit un projet artistique en transformation et qu’il se décline en trois parties distinctes, par le biais de différents espaces et supports. La première partie s’est déroulée le 25 septembre 2010 sur le site du campus Artem, lors d’une journée «chantier ouvert». Chacun des artistes invités y a proposé une création éphémère inédite. La seconde partie du projet se retrouve dans le livre d’art qui a été conçu comme un espace autonome, sans être un catalogue d’exposition; il est une transition entre l’espace du chantier et celui des Galeries Poirel, ouvrant vers d’autres terrains d’investigation comme la science, la technique, la littérature, le cinéma ou encore la musique. Sa structure fait écho à l’univers du chantier et propose de multiples ouvertures et interstices à travers lesquelles de nouvelles considérations sont possibles. Un texte de Céline Flécheux y présente les performances du 25 septembre en suivant l’exemple d’une promenade dans un jardin anglais du XVIIIème siècle. Il contient aussi un texte de Didier Laroque qui nous interroge sans détour et nous inflige une sorte de vertige horizontal provoqué par l’inéluctable fuite du temps.
L’exposition aux Galeries Poirel est la dernière étape du cycle «Rubbing Glances», mais comme le livre d’art, cette exposition ne propose ni fin ni dénouement. Les œuvres qui y sont présentées convoquent de multiples temporalités, qui dépassent largement celle de l’exposition.À travers ces œuvres, on découvre la manière dont chaque artiste s’est approprié le chantier et comment le déplacement fait surgir d’autres formes et d’autres émotions.
Pour l’exposition «Rubbing Glances #3», tu as invité Jean-François Robardet en tant que co-commissaire… Comment avez-vous collaboré et dialogué avec les artistes?
Simon Hitziger. Pour la troisième partie qu’est l’exposition, je voulais travailler avec Jean-François pour avoir un échange critique. Je savais que cet échange allait être possible avec lui car nous avons eu l’occasion de travailler ensemble à plusieurs reprises et à chaque fois cela a été très constructif et surtout très plaisant. Il y a des choix qui nous semblent être immédiatement évidents et d’autres sur lesquels nous avons besoin d’argumenter et de confronter nos idées. C’était un réel dialogue autour des différentes propositions des artistes avec lesquels nous avons échangé durant toutes les étapes du projet. Nous avons également travaillé de cette façon sur la scénographie de l’exposition.
Jean-François Robardet. J’ai seulement suggéré deux ou trois personnes à Simon au départ, il n’était pas question lorsque le projet en était à ses balbutiements de m’immiscer de manière directe dans cette proposition conçue par Simon et lui appartenant totalement. Le temps passant, il nous a semblé intéressant de penser ensemble au curatoriat du troisième épisode, mais aussi pour alléger la somme de travail que cela représente pour une personne seule. Notre premier choix a été de ne commander que des créations aux artistes. Il fallait que les choses soient neuves et qu’elles aient subi l’influence du chantier lors de la semaine de workshop en septembre 2010. L’exercice est toujours un peu compliqué quand il s’agit de créations, c’est autre chose que de choisir telle pièce puis telle pièce puis telle autre et de les agencer les unes par rapport aux autres, en ne faisant que les collecter. Néanmoins, cet exercice est passionnant en duo, pour nous en tout cas: nous avons plusieurs fois exposé ensemble, jusqu’à signer des pièces en duo. Notre intérêt commun pour certaines formes permet une lubrification de la machine presque toujours infaillible. Il était presque logique que nous en arrivions à ce point d’échange autour du travail d’autres personnes. Cela permettait d’aborder des formes qui ne sont pas les nôtres, ou des conceptions différentes, d’autres manières de voir, pour élargir le spectre et remettre en question un certain nombre de présupposés politiques, philosophiques ou plastiques. Ce qui ne manque pas d’influencer notre propre travail, échanger avec d’autres pendant des mois ne laisse pas totalement indemne. Et inversement, cela a permis, par le dialogue avec certains artistes, de les mener vers des terrains de recherche qui ne sont pas exactement les leurs et d’influencer leurs choix, pour qu’ils réalisent des pièces assouvissant certains de nos fantasmes.
Dans l’exposition «Rubbing Glances #3», vous avez rassemblé de manière cohérente des œuvres et des médiums multiples. Le rapport au temps, au chantier et à la transformation sont traités différemment par les artistes. Par exemple la reproduction d’un bijou agrandi à l’échelle du lieu pour Le Pendule de Marion Auburtin, les dessins de Sébastien Gouju qui fonctionnent comme des collages, les pots d’échappement de Caroline Froissart, les photographies et dessins vectoriels de Marie Husson, les sculptures de Marie Jouglet, les vidéos d’Emilie Salquèbre, etc. Parlez-nous des œuvres et des questions qu’elles posent.
Jean-François Robardet. Les oeuvres sont toutes extrêmement justes par rapport au contexte, sans qu’elles soient restreintes par un développement didactique autour d’une thématique précise. Les notions convoquées par le chantier y sont perceptibles de manière très personnelle. Je suis heureux que la recherche, la création et la métamorphose soient célébrées de cette façon, c’est très positif et très optimiste. Pour moi, les oeuvres posent une première question globale, celle de la recherche en art, nous restons dans le domaine du travail lors de la visite. Des pièces comme Kvadratno Pristanice d’Aïda Salahovic ou le journal sonore de Benjamin Laurent Aman composant The Possible Ends sont de purs moments de poésie, de l’émotion brute, s’il l’on s’autorise à se laisser aller à ses émotions et à prendre le temps d’y penser, de flâner. Tout me semble en devenir quand je fais le tour de l’exposition: les formes sont déposées, les significations circulent, le champ d’action reste ouvert comme si toute interaction était possible, tout changement est envisageable et presque souhaitable. C’est bien la première chose que je souhaitais en abordant ce commissariat. Cela mène vers une rencontre avec les oeuvres qui nous éloigne des notions de conservation ou du caractère sacré des objets d’art. Notre approche du lieu, qui peut paraître clinique au premier abord, participe de cette volonté de circulation, de respiration. Il y a une certaine notion de résistance dans les pièces de Marie Jouglet et de Marie Husson par exemple: il faut sortir du cadre, s’extirper de ce qui compose les règles et les limites d’un monde masculin et hétérocentré, pour laisser s’épanouir la différence, l’abandon, l’accomplissement de soi ou le désir. Dans tous les cas, il est toujours question d’avancer, par le travail et l’altérité, sans se laisser abuser par les forces dominantes.
Simon Hitziger. J’ai souhaité que chaque artiste puisse s’approprier l’idée et la thématique du chantier. C’est passionnant de voir l’évolution d’un travail artistique qui se développe en trois phases. Chaque œuvre de l’exposition est une création singulière, et ensemble elles provoquent des situations que chaque visiteur peut appréhender à sa manière. La pièce de Caroline Froissart, qui est un alignement de pots d’échappement de motos customisés, peut être vue comme un inventaire d’instruments de musique mais également comme une panoplie d’armes à feu ou encore comme une classification d’organes. Ils contiennent une sorte de force silencieuse, un potentiel à ouvrir l’imagination. Le Pendule en verre soufflé de Marion Auburtin peut être comparé à un fil à plomb. J’aime cet objet noir, très précieux, qui vient tomber à la verticale et dans lequel l’ensemble des lignes de la salle se reflète de manière déformée. On est également très troublé par Métrage, l’installation vidéo d’Emilie Salquèbre, qui provoque une sorte de vertige à deux dimensions et une impression angoissante renforcée par le son très grave d’un battement de cœur qui accélère.
Vous présentez dans l’exposition aux galeries Poirel des œuvres d’Etienne Boulanger (1976-2008), un artiste qui ne figure pas dans les étapes précédentes du projet.
Simon Hitziger. Quand j’ai commencé à travailler sur ce projet en 2007, il m’a paru absolument évident qu’Etienne Boulanger y participe, car son travail est très lié aux notions que j’avais envie d’aborder, comme la transformation ou la circulation. Grâce à l’association, Etienne Boulanger, qui continue à diffuser ses œuvres, nous avons pu montrer une partie de son travail réalisé en Chine en 2007 lors de la réorganisation et de l’uniformisation radicale de la ville de Pékin en vue des Jeux Olympiques de 2008.
Vous faites partie des artistes pionniers du programme Artem et vous participiez également dans ce projet en tant qu’artistes.
Jean-François, ton diaporama Herein est composée de 12 dessins qui ont chacun une durée précise. Le premier dessin par exemple, There’s No Silence dure 4 min 13, le deuxième dessin There’s No Value 2 min 21, etc. Même si la vidéo est silencieuse, la musique est néanmoins présente, sous-jacente, tu peux nous en parler?
Jean-François Robardet. J’utilise le format des albums de musique pour m’aider à composer mes séries de dessins ou de sculptures, ou les parties d’une installation. En dressant un «tracklisting» regroupé sous un nom d’ensemble, j’en arrive à la partie du travail que je préfère, soit définir une homogénéité et agencer les «titres» les uns par rapport aux autres. Il ne s’agit ni plus ni moins que d’une petite tâche de curatoriat dans mes propres recherches. Le fait que chaque dessin a une durée pour Herein n’était pas évident au départ, bien qu’elle aie été sous-jacente depuis longtemps, à cause du fait que je proposais des «gigs» en organisant de nouvelles setlists pour des expositions. Simon m’a influencé dans ce choix de leur donner une durée réelle en me parlant de temporalité si fréquemment. Il s’agissait de regrouper un ensemble de dessins, qui comme des chansons établissaient un rapport au temps dans leur déroulement; j’ai tout simplement décidé que chacun aurait un temps, en me basant sur des morceaux que j’écoutais au moment de dessiner, en restant cohérent avec l’importance que j’accorde à chaque dessin, qu’il s’agisse d’ «interludes» ou de «morceaux plus copieux», plus développés et possiblement autonomes. La musique est pour moi la forme ultime, il n’y a rien de meilleur. En glissant vers cette appropriation de certaines formes musicales, je me console de ne pas avoir le cran de monter sur scène.
Simon, ton installation Swarming, comme tout ton travail artistique, montre l’intérêt que tu portes à l’idée de transformation. D’où vient cette passion pour le chantier?
Simon Hitziger. J’ai toujours été fasciné par les chantiers, en particulier quand ils sont démesurés. Mais ce qui m’intéresse avant tout, c’est la transformation constante du lieu, rien n’est arrêté, tout est en devenir. A ce stade il reste encore de la place à l’imagination et je m’amuse souvent à creuser des trous ou à prolonger les murs. Quand on observe un chantier, on voit des parties d’architecture, des constructions en bois, des matériaux qui peuvent être considérés comme des œuvres d’art, des sculptures ou des installations. Pour moi, un chantier est un gigantesque Ready-made évolutif.
Quels sont vos projets?
Jean-François Robardet. Je suis l’un des trois curateurs et l’un des artistes de «Fenêtre Augmentée», un projet très étonnant de Thierry Fournier, installé au Centre Georges Pompidou lors du festival Futur en Seine (17- 26 juin 2011). Je pense en ce moment à un projet de rassemblement entre des photographes, des dessinateurs, des chorégraphes, des auteurs, des musiciens et des sculpteurs pour organiser des cycles d’expositions en réseau. Il me tient aussi à coeur de créer bientôt une série de dessins réalisée en duo avec Juliette Fontaine. Et j’ai aussi un projet musical très romantique.
Simon Hitziger. Je réfléchis déjà à une autre exposition, un nouveau projet, mais il est encore trop tôt pour en parler car il y a encore beaucoup de travail de recherche à effectuer. D’autre part, la conception du livre d’art me donne envie de retourner vers une production d’images imprimées en explorant les différentes possibilités des techniques d’impression.
Exposition «Rubbing Glances», 13 mai- 24 juillet 2011, Galeries Poirel, Nancy.