La School Gallery propose trois façons d’appréhender les œuvres de Joakim Eneroth: l’accrochage classique d’une sélection de photographies au mur, les différents catalogues de l’artiste consultables sur place, avec canapés à disposition, et un montage vidéo d’un plus grand nombre de travaux composés par l’artiste Samon Takahashi qui se les réapproprie et les pense à partir d’un travail de composition sonore.
Seul ce montage vidéo rend compte des textes que Joakim Eneroth écrit en prélude à ses prises de vue. L’exposition prend le parti de rendre l’approche des images plus fluide pour le visiteur en les libérant des textes tout en permettant aux personnes les plus intéressées d’y accéder dans la projection vidéo donc.
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La bande sonore de Samon Takahashi répond parfaitement à l’effet d’abord anxiogène des photographies, tour à tour pesant et strident, ressemblant souvent à s’y méprendre aux acouphènes. Des sons gênants, désagréables, mais qui font sens en ce qu’ils forment un écho, une atmosphère et un fond sonore à la perception d’images profondément énigmatiques et ambiguës.
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La série intitulée «Retitled» montre l’artiste nu en pleine nature et de nuit. Violemment éclairée par un flash, la scène se scinde entre la profondeur du noir nocturne et les couleurs criardes d’une végétation sous projecteur presque verte fluo.
Le corps surexposé forme une tache de lumière anthropomorphe où les détails, comme l’identité, se perdent. La lumière, généralement révélatrice devient ici une zone d’aveuglement. Ces photos installent un corps solitaire dont la solitude même est tout autant un moment d’introspection que d’effacement du monde.
Ce corps semble, en effet, se soustraire aux exigences de la civilisation dans laquelle chacun joue un rôle selon les critères socioculturels en vigueur. Sur certaines images le corps est démultiplié ou seulement évoqué par la présence de cinq chemises blanches identiques accrochées à un arbre.
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C’est le vide qui s’inscrit au cœur de ces images. Il est possible d’y trouver une vision épurée de l’univers cinématographique de Georges Romero lorsqu’il filme comme nul autre les zombies. Ces personnages incarnent la perte d’identité, l’enfermement dans les petites habitudes d’un quotidien obstinément répétitif, et surtout l’indifférence aux autres et au monde. C’est donc bien la crainte d’un égarement identitaire qui rend ces images anxiogènes, mais forcément pertinentes tant elles pointent nos distractions quotidiennes.
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Les séries «Turn Around» et «The Past is Gone, the Future is Cancelled» se répondent malgré leur logique formelle opposée. Si la première montre des nuques, la seconde montre des visages aux yeux fermés qui se superposent sur les mêmes clichés à la façon des palimpsestes. Dans les deux cas, l’identité se soustrait encore, mais ces séries sont moins anxiogènes car elles expriment un retrait apaisé. Ici, ce n’est plus le vide, mais le silence qui s’exprime comme un retour sur soi, un état de forte concentration. Ces séries invitent à la projection identitaire du spectateur puisque la personnalité des modèles semble contingente alors que leur calme invite à penser l’identité elle-même.
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L’œuvre de Joakim Eneroth ne montre pas que le corps humain. De nombreuses séries brossent le portrait de paysages souvent enneigés où les bâtiments se voient isolés par la blancheur immaculée des hivers nordiques (Naked Recognition).
Les photographies d’«Habitual Being», prises de nuit, rendent compte des empreintes de pneus dans la neige d’un chemin mal défini dont le but se perd dans l’obscurité. Mais le changement du sujet photographique ne change pas le sujet de l’œuvre: vide et solitude, retour sur soi, effacement du monde, de la civilisation.
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Paradoxalement cet univers essentiellement angoissant invite le spectateur à opérer un «arrêt sur image» pour casser le flot continu de son quotidien.
Est-il anecdotique de préciser que l’artiste est bouddhiste et prend chaque jour le temps de la méditation? Difficile de le deviner au regard d’un travail apte à réveiller les souvenirs du cinéma de Romero.
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Mais la clé se trouve peut-être dans cette autre série intitulée «Alone at Last». Chaque image qui la compose montre une forêt vue à travers une fenêtre horizontale décomposée en quatre battants. La forêt y est tour à tour lumineuse, terne, plongée dans l’obscurité, perdue dans une lumière aveuglante…
Ce travail engage une conscience de l’espace et invite à respirer profondément pour prendre conscience de notre propre corps dans l’espace. Les «Short Stories of the Transparent Mind» expriment les inquiétudes d’un homme qui plonge dans la contemplation de la complexité de l’identité. Travaillant à valoriser la perception, la capacité même de percevoir ce qui nous entoure et qui, à force d’être familier, devient invisible. Ces histoires racontent la tranquille intranquilité, la conscience aiguë d’une possible et imminente perte de conscience. Â
— Joakim Eneroth, série «Short Stories of the Transparent Mind», 2009. Photographies couleur
Publication
Joakim Eneroth, Short Stories of the Transparent Mind, Postface par Bill Viola, powerHouse Books, Brooklyn, NY, 2010.