Paulo Bruscky, Luis Camnitzer, Eduardo Costa, Roberto Jacoby, Antonio Dias, Juan Downey, Stano Filko, Carlos Ginzburg, Tomislav Gotovac, Alberto Greco, Zeljko Jerman, Julius Koller, Jiri Kovanda, Edward Krasinski, Gastao de Magalhaes, Hélio Oiticica, Ewa Partum, Mladen Stilinovic, Goran Trbuljak, Edgardo Antonio Vigo, Fedor Vucemilovic, Horacio Zabala
Shifters: Signalements en Amérique latine et en Europe de l’Est
L’exposition rassemble des propositions cherchant à réorienter la perception de la réalité à travers quelques gestes simples: (dé)signer, (dé)marquer, (dé)placer. Concevant des manières non stéréotypées de faire usage des produits culturels courants, les artistes ici réunis opèrent des stratégies d’appropriation et de réemploi consistant à faire fonctionner ces objets sur un autre registre. Il s’agit pour eux d’exercer ce que Michel de Certeau appelait la pratique de l’écart ou le «pas de côté» (en anglais: shift).
A partir d’œuvres de figures, pour la plupart méconnues, de la scène internationale, cette exposition met en avant le travail d’artistes travaillant à la marge du marché de l’art, avec une attention particulière accordée aux scènes périphériques d’Amérique latine et d’Europe de l’Est dans les années 60 et 70.
Confrontées tout au long du parcours, les images révèlent les affinités manifestes et concomitantes d’artistes pour des gestes élémentaires ou des actions modestes. La proximité esthétique, politique et poétique de telles pratiques ne cesse d’étonner au vu de leurs situations géographiques antipodiques et du manque de moyens de communication d’alors. Reliées malgré elles par des contextes de dictature ou de censure politique, ces figures pionnières ont longtemps vécu dans un sentiment d’isolement, rompu à quelques brèves occasions par des échanges de mail art.
Les actions ici documentées dégagent également un ensemble de manœuvres visant à remettre en question le circuit institutionnel d’exposition et de circulation des œuvres d’art. Au lieu d’extraire l’objet de son cadre social comme le fît Marcel Duchamp avec ses readymades, ces artistes se déploient dans la ville et désignent l’espace public comme support et médium de leur travail. Ils entendent par là attirer l’attention du spectateur sur une situation ou un objet courant. Par ce glissement du musée et de la galerie vers la rue, leurs actions explorent des circuits alternatifs qui constituent un véritable défi à l’ordre établi. Une problématique de la résistance culturelle émerge, traçant les contours d’un nouvel espace d’invention et d’émancipation dans les pratiques quotidiennes.
Dans un dépassement de l’indexation duchampienne de l’objet manufacturé vers l’espace neutre du white cube, le geste de ces artistes s’inscrit davantage dans un contexte citadin en mutation permanente où la «chose» signalée peut être mouvante ou purement conceptuelle. Les actions choisies, souvent furtives et subtiles, interrogent la notion d’auteur et d’art au sens large. Ces signalements orientent mais aussi fracturent et troublent notre regard trop accoutumé au quotidien. De ces interventions non spectaculaires et éphémères demeurent aujourd’hui des traces que cette exposition articule dans un parcours non chronologique.
L’exposition ouvre par un film de Juan Downey intitulé Shifters où l’artiste procède à un recensement des systèmes d’indexation dans l’histoire culturelle occidentale. Une série de signalements gestuels emblématiques des actions de Luis Camnitzer, Edgardo Antonio Vigo ou encore Tomislav Gotovac, consistent à pointer du doigt des objets.
Dans la lignée des sculptures vivantes de Piero Manzoni, Alberto Greco s’acharne à signer (et par là , à signaler) tout ce qui s’offre à lui: voitures, animaux, passants… Ses vivo-dito (doigt-vivant) vont jusqu’à s’emparer d’un village entier en Espagne en 1963 et trouvent un fort écho deux ans plus tard dans les Happsoc réalisés par Stano Filko et Alex Mlynarcik à Bratislava.
L’interrogation sur la place de l’artiste dans l’espace urbain se poursuit avec les écriteaux portant le mot «artiste» que Goran Trbuljak colle le long des couloirs dans une station de métro en 1973. Julius Koller inscrit modestement, pour sa part, «umenie» (signifiant «art» en slovaque) sur un bord d’escalier.
L’exposition met également en valeur quelques actions de prélèvement ou fractionnement du réel. Plusieurs signalements d’Edgardo Antonio Vigo sont ici documentés, suivis de quelques actions d’échantillonnage proposées par Hélio Oiticica. Son bolide-lata (1966), objet de fortune occasionnellement utilisé au Brésil comme balise lumineuse au bord de la route, annonce d’autres détournements de signalisation urbaine. En 1968, Edgardo Antonio Vigo réalise son premier signalement en convoquant un groupe de personnes à contempler un feu de circulation comme un objet esthétique.
Les panneaux et autres moyens de signalisations routiers constituent à cet égard un motif privilégié et récurrent de réappropriation par les artistes comme on peut l’observer chez Ewa Partum (Legality of Space, 1971) et quelques années plus tard lors d’une action de Fedor Vucemilovic à Zagreb où il s’emploie à perturber le marquage au sol.
L’usage multiple de la ligne, tracée au crayon ou avec un bout de ficelle ou de scotch, fait l’objet des œuvres de Jiri Kovanda, Edward Krasinski, Mladen Stilinovic et Horacio Zabala, entre autres. Les termes «dessiner» et «désigner», issus de la même racine designo, peuvent dès lors acquérir le sens générique de signalement d’une partie du monde, réelle ou imaginaire, afin de la soumettre à un regard esthétique.
Tracer une ligne ou marcher dans une direction donnée peut devenir, par extension, le mouvement de l’index de l’artiste qui pointe vers quelque chose. En 1970, Edgardo Antonio Vigo invite le public à faire une promenade virtuelle à travers une place publique, en traçant un cercle autour de soi. Son acolyte, Carlos Ginzburg, signale toute une ville en marchant lors des rencontres artistiques à Pamplona organisées en 1972.
Portant comme Carlos Ginzburg une pancarte au cou tel un «homme-sandwich» pendant qu’il se balade dans la ville de Recife en 1978, Paulo Bruscky s’interroge, lui, sur le sens et l’utilité de l’art.
L’exposition «Shifters» déborde enfin dans la rue avec une intervention d’Eduardo Costa et de Roberto Jacoby, qui réactivent leur Signal d’œuvre réalisée en Argentine en 1966. En indexant certains éléments urbains avec la couleur verte, ils proposent aux visiteurs de prolonger l’expérience de l’exposition à l’extérieur de la galerie avec ce qu’ils désignent comme un «parcours visuel discontinu».
Commissaire: Florencia Chernajovsky