Allan Sekula
Séquences Californiennes
«Avant de quitter la Californie pour New York en 1974, et après mon retour l’année suivante, j’ai préparé et photographié quelques séquences assez brèves, qui recouraient souvent à une sorte de mise en scène sur un registre pince sans rire ou comique. Ces séquences n’avaient jamais été tirées. Elles ont disparu entre les œuvres des débuts des années 70, comme Aerospace Folktales, et les projets de la fin de cette décennie là , comme School Is a Factory.
Je me souviens d’avoir été particulièrement ennuyé par la position qu’avait prise l’exposition de la George Eastman House à Rochester en 1975, «New Topographics», même si j’aimais l’œuvre de la plupart des photographes qui y participaient. On y voyait un paysage modifié par les hommes, de manière parfois absurde, mais aucune vraie présence humaine ou sociale. En 1976, je plaisantais en disant que c’était l’école de la «bombe à neutron» de la photographie: on tue les gens, mais on protège l’immobilier.
Et donc l’alternative que je tentais avec ces photos se voulait une manière de suggérer que la topographie sociale est inévitablement un terrain de conflits, de lutte des classes, d’opérations immobilières, de nettoyage ethnique, de répression et d’impérialisme. Ce qui est particulièrement vrai sur le sol californien où les ossements des premiers habitants craquent sous chacun de nos pas.»
Allan Sekula, Translation and Completion, 2011.
Les California Stories (1973-1979) sont des séquences narratives très courtes, scénarisées et photographiées par Allan Sekula au moment où il commence à travailler avec la photographie, et dont il n’a réalisé les tirages qu’à l’été 2011. Elles sont totalement inédites en Europe, et côtoient dans cette exposition deux vidéos rarement montrées: Performance Under Working Conditions (1973) et Talk Given by Mr. Fred Lux (1974). Toutes ces pièces ont en commun de verser la performance dans le domaine du masque, de la pantomime et de la réactivation théâtrale, et de construire une vision satyrique des conflits sociaux au quotidien. Elles soulèvent ainsi des myriades de questions sur les enjeux du réalisme documentaire. À l’époque, Allan Sekula réagit à une conception de la photographie identifiée par l’exposition «New-Topographics» en 1975, et que l’art conceptuel avait également contribué à promouvoir: une photographie descriptive et précise, affichant sa neutralité, le plus souvent en noir et blanc, et dont sont singulièrement évacuées la figure humaine et toute échelle sociale et politique. Admirateur de la plupart des photographes qui participaient à l’exposition, Allan Sekula en parle néanmoins comme de «l’école de la «bombe à neutron» de la photographie».
Né à Erié en Pennsylvanie en 1951, Allan Sekula a grandi en Californie à partir de la fin des années cinquante et vit aujourd’hui à Los Angeles. C’est en Californie du Sud en 1971, au moment où les États Unis affrontent la crise qui succède à leur débâcle en Asie du Sud-Est, que Allan Sekula a commencé à associer l’écriture et la photographie pour documenter la situation politique et économique mise en place par le keynésianisme militariste de l’après-guerre. Dans ses notes sur Aerospace Folktales, (1973), en 1984 Allan Sekula a caractérisé sa manière d’associer le texte, les enregistrements sonores et les images comme un «disassembled movie», un «film en pièces détachées», et ce modèle reste valable pour une grande part de sa démarche.
Allan Sekula a retrouvé ces pièces anciennes l’an dernier, lorsqu’il a pour la première fois réalisé un tirage papier d’une œuvre qui leur est à peine antérieure, Untitled Slide Sequence (1972). Dans une exposition précédente, à Istanbul (Allan Sekula, «Disassembled Movies», 1972-2012, Akbank Sanat, Istanbul, 12 septembre — 31 octobre 2012, curateurs: Marie Murraciole et Ali Akay), j’avais choisi de montrer Untitled Slide Sequence dans ses deux versions: le diaporama qui existe depuis sa création et le tirage. D’un côté du mur, 25 images défilaient dans le noir sur un seul écran, et de l’autre elles étaient accrochées autour du white cube. Ce qui permettait d’aller et de venir, de ralentir soi-même le mouvement de la séquence, de passer de l’affichage à la projection et inversement. Il y avait ainsi plusieurs manières de regarder ce moment ordinaire de la vie d’une usine aérospatiale californienne des années 70: la sortie d’une usine qui fabrique des armes pour une guerre perdue, à l’époque où s’amorce le problème du chômage. Cette situation nous rappelle le film des frères Lumière et plus proche de nous, une installation d’Haroun Farocki (La sortie des usines Lumière à Lyon, 1895, Workers Leaving the Factory in Eleven Decades, 2006). Mais Untitled Slide Sequence nous mène également à The Forgotten Space, le film réalisé par Allan Sekula et Noel Burch en 2010, et où ils analysent certains des effets au long terme de la politique de l’époque.
Marie Muracciole