Silence sur scène puis un voile de musique de plus en plus sourd se fait entendre. Louise Lecavalier, sur le bord de la scène, s’élance comme pour marquer un espace qui est défini aussi sur les à -côtés. La scène est prise dans son ensemble sans qu’aucune délimitation ne vienne marquer un périmètre où les coulisses de la danseuse et son espace de jeu seraient séparés.
Louise Lecavalier assoit sa danse sur un socle musical. Les mouvements accompagnent et suivent le tempo de la musique faisant de celle-ci et de la danse un couple presqu’indissociable. Des respirations «physiques» de la danseuse, comme pour se ressourcer, hachent parfois la chorégraphie, telles des pauses entre des solos très physiques. La danse semble incarner un monde où le mouvement, la pression et la tension sont les trois points cardinaux. Louise Lecavalier reprend son souffle, le fait entendre, comme le bruissement d’une société de plus en plus pressante, qui accule l’individu jusque dans ses rets organiques. Le corps devient ainsi une mécanique dont le maillon «organique» devient un chaînon d’un système qui le dépasse. Les mouvements emportent la danseuse, faisant de celle-ci presque un automate bousculé par une gestuelle qu’elle ne semble plus pouvoir maîtriser.
La danse désincarne la danseuse pour faire de celle-ci l’élément expressif d’une mécanique dont le corps devient le parangon et le support. Faire du corps le reflet mécanique des mouvements, faire de la relation à l’Autre, au partenaire de danse, devenu entité artistique corporelle sans émotion, une parenthèse où rapports de lutte et de combat deviennent partenaires, liés dans une relation machinale, voire «machinique». Le corps de la danseuse devient le support de mouvements mécaniques, vifs, rapides où la sensation et l’émotion sont tus.
Ici nulle émotion, nulle appréhension «sensorielle» de l’Autre. Juste une appréhension physique, «intellectuelle» du partenaire, en la personne de Frédéric Tavernini, pour faire de ce couple artistique les éléments d’une mécanique d’horlogerie.
La danse de Louise Lecavalier incarne un courant artistique où la violence d’une époque se retrouve dans les mouvements, et d’une société où le corps artistique devient de plus en plus témoin d’un retrait des émotions, d’une revendication d’un rapport physique et corporel au monde presque robotique. La danse devient témoin et empreinte d’une société où le corps incarne, dépouillée d’émotions, l’axe central d’une posture presque robotique. Merce Cunningham faisait du mouvement le sacre de la danse en l’épluchant de toute émotion. Avec la danse de Louise Lecavalier, le corps devient machinal, presque violent, non dans ses mouvements, mais dans ses attitudes.
La danse est très physique avec des mouvements courts, membres et torse très rapprochés, dans une gestuelle qui découpe les mouvements artistiques dans une grâce toute mécanique. Louise Lecavalier est en solo jusqu’au milieu du spectacle avant qu’elle ne soit rejointe par Frédéric Tavernini.
Le rapport au partenaire est dénué de toute expressivité. On danse ensemble sans se regarder, on se touche sans se sentir, on se tâte sans s’apprivoiser. L’autre devient un support, un appui comme un socle sur lequel on prend son appui. La danse, dans une gestuelle précise très bien exécutée, reflète l’itinéraire de rapports qui n’existent pas dans le regard de l’autre, ni dans une appréhension «bienveillante» ni dans sa sensation. Les corps à corps ne laissent transpirer aucune sensibilité. Ils sont effectués de façon presque machinale, comme deux machines, deux entités qui appréhendent leur existence sans l’intégrer dans sa plénitude émotionnelle.
Louise Lecavalier incarne un corps où une mécanique «systémique» prend le pouvoir. C’est vif et rapide. Les gestes sont faits avec beaucoup de précision, de coordination, de synchronisation et la danse revient sur des prérogatives artistiques où seules, la tension et la pression habillent le corps.
Mouvements courts des bras, allongés comme des membres mécaniques qui pendent au corps. Le corps est tendu, les bras sont brisés comme une personne esquintée qui retrouve sa liberté pour retrouver une force dans le duo qu’elle forme avec Tavernini. C’est la danse contemporaine « inversée » avec le corps d’une danseuse qui ne trouve sa plénitude qu’au contact de l’autre. Le solo devient duo, un duo dans lequel les liens corporels entre les danseurs sont très proches sans intimité aucune. On se touche le thorax sans sensualité, on se touche la peau sans jalousie, on se sent sans se sentir, on se voit sans se regarder, on se devine à défaut de s’appréhender.
Les touchers sont dans une appréhension corporelle et physique de l’Autre comme deux corps solides, deux corps-machine, deux corps sans effusion et sans émotion. Les premiers solos sont apparus dans la danse contemporaine. Là , c’est le duo qui trouve sa plénitude. Les touchers sont latéraux, les bras touchent les torses et s’effleurent, les danseurs se font face en s’ignorant puis la relation entre les deux danseurs prend de la plénitude, de la force et de la tension.
C’est beau, même si aucune poésie gracieuse ne s’y dégage. Beau comme un mécanisme d’horlogerie dans une gestuelle parfois vive voire déferlante dans des gestes courts, dans une fausse sensation de désordre, témoin d’un monde où la finance, aveugle des rapports humains, a pris un pouvoir stressant sur l’homme, et la femme, faisant d’eux une pièce, un élément, une variable d’ajustement solitaire dans un système qui les dépasse.