ART | CRITIQUE

Self-Portrait I & II

Vernissage le 16 Oct 2004
PEmmanuel Posnic
@12 Jan 2008

«Self-Portrait»: non pas une série d’autoportraits d’artistes, ni même le portrait d’une génération de créateurs; plutôt l’autoportrait d’une galerie — galerie Michel Rein — engagée avec ses artistes dans l’exploration aiguë des phénomènes de société.

Qu’y a-t-il derrière ce «Self-Portrait» ? Il ne s’agit pas bien sûr d’une série d’autoportraits d’artistes ni même du portrait d’une génération de créateurs français ou travaillant régulièrement en France. Peut-être faut-il y voir par contre l’autoportrait d’une galerie, engagée depuis longtemps avec ses artistes dans l’exploration aiguë des phénomènes de société.

Deux expositions ne suffisent pas pour en témoigner. Elles font écho cependant à cette sensibilité, elles servent de préambule pour appréhender les intentions d’un groupe d’artistes conscient de construire une pensée potentiellement critique. Tous les artistes de la galerie n’y sont pas: on retrouve cependant les célébrités du lieu, Jordi Colomer, Jean-Pierre Bertrand et Saâdane Afif en tête, mais aussi Didier Marcel et Stefan Nikolaev. D’autres viennent se joindre à eux, les photographes Georges Dupin, Valérie Jouve et Santu Mokofeng.
Les deux expositions ne suffisent pas certes mais elles savent rendre compte de la pluralité des expressions contemporaines installées chez Michel Rein depuis plusieurs années, à Tours puis aujourd’hui à Paris, en présentant un ensemble suffisamment large, depuis la peinture, l’installation, la sculpture et le son (discrètement introduit par Colomer) dans «Part 1» jusqu’à la photographie dans «Part 2».

«Part 1» répond à une trame assez simple : un artiste, une œuvre.
Face à l’entrée, dans la pièce à part, Jordi Colomer installe un transistor comme il exposerait une sculpture précieuse (Le Dortoir, bande-son, 2002). Là, sous une vitrine de musée, l’appareil aurait presque fière allure, tout près d’une consécration artistique, enfin libéré du carcan qui le retient dans le cycle mercantile. Si ce n’était son mode de fabrication particulier à partir de cartons et d’autres éléments de récupération (un bouchon de bouteille en guise de bouton de volume, par exemple).
Le monument disparaît ainsi sous le ridicule, l’électroménager familial comme symbole du culte du progrès moderniste ne résiste pas au fracas de l’artiste. Postulant ready-made, l’appareil n’est que l’ombre de lui-même: objet sans fonctionnalité, sculpture sans qualité, il n’accède à aucun statut d’envergure. Et c’est précisément ce qui intéresse Jordi Colomer, ce moment où le degré zéro de la représentation cède le pas à l’interrogation sur la posture de l’œuvre dans la société contemporaine, moment où l’on regarde l’objet non pas pour ce qu’il est mais pour ce qu’il tente de nous dire. La malice de l’artiste va jusqu’à introduire une source sonore sous l’appareil, manière de travestir une dernière fois son installation.

Didier Marcel applique la même stratégie que Colomer. Sans titre (Maquette) de 2004 montre le modèle réduit d’un bâtiment désaffecté présenté, comme une démonstration de salon, sur une table tournante. Tout y est, depuis la moquette un peu passée, jusqu’aux stores des bureaux vieillis. Le détail est minutieux, aussi précis qu’une description de la fin des manufactures ouvrières, et aussi ténu que l’actualité économique européenne des délocalisations agressives. Un univers vidé de sa forme et de son contenu, il n’y a plus que des fantômes pour le traverser.

Didier Marcel rend compte d’une réalité de manière assez brutale, organisant même la mise en scène de sa critique. La démonstration de Stefan Nikolaev s’en approche, bien que celle-ci joue avec les armes de l’illusion. Son Marlboro Boxes Silkscreen Ink on Painted Wood (2004) tire à une échelle de mausolée la ressemblance avec un paquet de cigarette légendaire. Marlboro, héros de la conquête américaine en terre bulgare : a-t-on jamais vu tel décalage ? Un quaker américain livré à l’histoire personnelle d’un artiste né à Sofia, élevé dans le bloc soviétique et qui assiste à l’effondrement d’un système politique et économique ainsi qu’à l’émergence du capitalisme sauvage. Marlboro stigmatise cet état de fait, mais la sculpture de l’artiste, pour autobiographique qu’elle soit, reste étrangère à tout pathos et tout sentimentalisme. Elle transmet par contre la poésie d’un vieux rêve de l’Est devenu réalité de dupes, et fige non sans une certaine ironie l’objet jetable dans une posture de sculpture classique.

Saâdane Afif et Jean-Pierre Bertrand achèvent cette première partie de l’exposition en proposant des pièces construites sur une stabilité sans faille. Deux tableaux très sobres qui requalifient la peinture en replaçant au premier plan le geste de l’artiste (Bertrand) et la fragilité de la matière à la surface, brillante et légèrement transparente en conflit avec l’épaisseur de l’objet (Afif).

« Part 2 » place Jordi Colomer autour de trois autres artistes extérieurs à la galerie. Valérie Jouve, George Dupin et Santu Mokofeng partagent le plateau de cette deuxième et dernière session. La parenté entre les quatre y est évidente : outre le médium photographique qui les rapproche immanquablement, chacun cultive à sa manière le paysage urbain et cosmopolite qui fait la beauté des villes contemporaines. Chacun cernent également à sa manière une écriture visuelle suspendue à la critique de cette urbanité et la tension qui s’en échappe.

Valérie Jouve poursuit son exploration de la rue et des habitants qui l’occupe, au jour le jour. Ici, une femme assise sous un abribus, plus loin des hommes et des femmes photographiés à la volée, de profil, dans la dynamique de leur marche. La focale est toujours aussi précise et le travail, long cheminement vers l’âme de ces figures anonymes, aussi percutant.
Les personnages de Jouve, perdus dans l’immensité de la ville, font écho aux photographies tout aussi sensibles d’un Santu Mokofeng lorsque celui-ci explore les bas-fonds des ghettos sud-africains. Photographe de l’Appartheid, il est également celui qui a mis en image l’avènement de la démocratie dans son pays d’origine. Ses réalisations abordent depuis quelques années la situation critique d’une population noire retenue dans ses espoirs par une pauvreté toujours aussi présente. Ses photographies, véritables instantanées de vie en noir et blanc, parlent de la fugacité du rythme de la nuit. Elles jouent aussi sur les ambiances sismiques, les bruits, les odeurs, la vapeurs et cette brutalité permanente, rampante pourrait-on dire, tant le phénomène paraît totalement se confondre avec le quotidien urbain, entretenue dans les séries sur Soweto.
D’autres photographies, plus métaphoriques mais pas moins politiques fixent des murs et des angles de murs en plein cadre, toujours dans la pesanteur de ce noir et blanc tenace. Si la plupart de ses images laissent une profondeur de vision comme l’on accorderait un passeport vers d’autres possibles, la fermeture de ces murailles signifient bien l’impasse, l’ultime chance qui viendrait ici s’évanouir.

L’engagement politique de Mokofeng rejoint celui d’un George Dupin occupé à traduire en images les lieux de l’histoire du peuple juif. Une histoire heureuse et malheureuse comme le résumerait relativement bien la photographie prise à l’intérieur du Musée juif de Berlin. Dupin traduit le paradoxe de l’architecture pensée par Daniel Libeskind, entre la permanence de la pièce dessinée, sa parfaite stabilité et les multiples contractions, les découpages géométriques à l’excès qui font la force de l’hommage rendu au peuple juif.

Face à ce témoignage, qui redonne au paysage sa dimension historique et politique, Jordi Colomer revient avec une pièce en huit actes (Anarchitekton), dernier refuge de l’ironie politique paysagère. On y voit un homme courant sans discontinuer au milieu des architectures symbole de la modernité, des immeubles d’habitation et leurs terrains en friche ainsi que le centre-ville de Brasilia porté par l’exubérance des constructions de Niemeyer. Au-dessus de sa tête, comme brandissant une banderole de manifestant, l’homme porte la maquette des lieux dans lesquels il fait ses apparitions furtives. Le matériau pauvre est une nouvelle fois de rigueur, cette fois-ci pour servir la cause du contre-pouvoir.
En portant l’image, c’est-à-dire la représentation factice, le double de papier, le personnage rend compte de la réalité des villes nouvelles, finalement pas plus convaincantes que leurs aînées. Comme si la maquette révélait avec encore plus d’acuité l’erreur de ses constructions sans histoires. Comme si le rêve de construction était le point culminant de l’utopie sociale.

Self-portrait s’achève sur cette promesse tronquée certes, mais souligne aussi à quel point l’engagement parmi la jeune garde a de beaux jours devant lui.

Self Portrait I
— Saadane Afif, Brume, 2003. Aluminium, adhésif réfléchissant. 210 x 390 cm.
— Jean-Pierre Bertrand, YG 01122, 2002. Medium flamand sur papier. 205 x 153 x 1,5 cm.
— Jordi Colomer, Le Dortoir, bande son, 2002. Carton, bois, plastique, matériel électronique, disque-compact. 142 x 113 x 53 cm.
— Didier Marcel, Sans titre (maquette), 2004. acier galvanisé, moteur électrique.
— Stefan Nikolaev, Marlboro Boxes- Silkscreen Ink on Painted Wood, 2004. Sérigraphie, contre-plaqué, peinture. 30 x 45 x 25 cm (chaque).

Self Portrait II
— Jordi Colomer, Anarchitekton Brasilia, 2004. 8 photos contrecollées sur dibond. 79 x 114 cm (chaque).

George Dupin
— Yad Vashem Memorial, Mont du Souvenir, Jérusalem, 2003. Impression jet d’encre sur papier archive, contrecollage aluminium. 56 x 70 cm.
— Piscines de Salomon, complexe hôtelier inachevé, Artas, 2003. Impression jet d’encre sur papier archive, contrecollage aluminium. 56 x 70 cm.
— Forêt de la Paix, Jérusalem, 1998. Impression jet d’encre sur papier archive, contrecollage aluminium. 56 x 70 cm.
— Jewish Museum 9-14, Lindenstraße, 2003. Papier Kodak « metallic paper » diasec. 40 x 50 cm (chaque)

Valérie Jouve
— Sans titre (Les Passants), 2002-2003. Cibachrome. 45 x 70 cm (chaque).
— Sans titre (Les Architectures), 2003. Tirage chromogène. 100 x 130 cm.
— Sans titre (Les Personnages), 2000-2003. Tirage chromogène. 100 x 130 cm.

Santu Mofokeng
— Winter in Tembisa, 1989. Photo noir et blanc sur papier baryté. 100 x 150 cm.
— Near Maponya’s Discount Store, Soweto, 1989. Photo et blanc sur papier baryté. 150 x 100 cm.
— Courtyard, Robben Island Inside Cattle Shed, Robben Island, Outside cattle shed, Robben Island. Triptyque, photos noir et blanc sur papier baryté. 100 x 150 cm (chaque).

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