Quatre protagonistes, François Chaignaud, Cécilia Bengolea, Hanna Hedman, Mathieu Doze sont séparés du public par un film de plastique transparent qui rend la scène légèrement opaque. D’emblée, ce qui nous est montré ne prétend pas à la limpidité, soi et les autres n’est pas une question qui se résout. Chacun s’expose dans son univers, exprime sa quête métaphysique à travers la sexualité, l’idéologie politique, le religieux, le matérialisme.
François Chaignaud se prélasse dans une sorte d’autel fait de fleurs et de poupées Barbie. Il chante des extraits de L’Enfant du bordel, un roman érotique du début du XIXe de Pigault Lebrun, resté longtemps clandestin. Il entonne : « Le foutre est mon bonheur suprême, jouir est ma première loi », lèche les poupées, leur fait des cunnilingus ou suce leurs jambes feignant la fellation. Hanna Hedman lit des extraits du manifeste du parti communiste de K. Marx et F. Engels sur un ordinateur tout en pétrissant de la pâte à pain. Cécilia Bengolea circule à quatre pattes, sort des chevaux/jouets d’un sac, récite des vers de l’Ecclésiaste, texte issu de l’ancien testament dénonçant le tout vanité de ce monde. Mathieu Doze, enfin, est engoncé dans un fauteuil, sous un voile de tulle, à l’abri des autres.
Qu’advient-il lorsque ces sois rencontrent un autre soi ? La confrontation est tumultueuse, incohérente, expressive. Elle est supportée par des thèmes musicaux aux sentiments exaltés de Piotr Tchaïkovski ou d’André Grétry qui accompagnent cette exacerbation du soi. Il faut faire remarquer que ces deux compositions musicales reprennent l’hymne royaliste chanté pendant la Révolution.
Ces sois/royaumes ne sortent pas indemnes de la rencontre avec l’autre, faisant entrevoir leurs châteaux de cartes. La porteuse d’idéologie politique se trouve engluée dans la pâte à pain, cet objet de maîtrise qui lui était extérieur la recouvre, la dépasse ; le jouisseur s’enduit le corps de miel ; la dénonciatrice de la vanité devient le cheval qui n’était alors qu’un fétiche, le support de son pieux combat. Cette dernière chutera telle une dépression lorsque les autres l’encourageront à surmonter la haie d’humains qu’ils forment devant elle.
Le langage lui-même participe de cette confusion de la rencontre avec l’autre. Les danseurs questionnent ce qu’ils voient à travers les phrases, « this is me » et « this is not me » ; ces déclarations semblent être interchangeables et vraies toutes deux. Le langage manifeste encore son caractère fallacieux, lorsque Matthieu Doze s’interroge sur le fait d’habiter un 4m2 et considère finalement que sa spiritualité immatérielle est d’autant plus profonde qu’il vit dans un habitat de petite taille. Nous nous demandons alors si le langage ne lui sert pas à accepter une situation en partie subie.
L’organisation de l’être ensemble par la société est évoquée : les danseurs reprennent le Boléro de Ravel et se répartissent les éléments de la composition répétitive, l’un chante le thème, l’autre le contre thème et un autre la ritournelle, échangeant aussi les rôles. Ils se répartissent les tâches suivant la logique de la division mécanique et produisent les harmoniques en faisant des gargarismes ou en crachant. On ne peut que souligner leur virtuosité dans l’exercice. Mais voilà , derrière cette maîtrise apparente leur humanité s’exprime et, au fur et à mesure, ils se crachent les uns sur les autres tout en respectant la cadence de la musique.
La pièce se termine sur une intervention sonore évoquant un certain suspense. Le film de plastique qui nous séparait des interprètes tombe et on pense à la fameuse scène du crime sous la douche dans Psychose d’Alfred Hitchcock. Assisterions-nous à un thriller ? Justement les protagonistes dansent en chœur sur Thriller de Michael Jackson, affublés de tuyaux et de cuvettes de toilette. Dans cette chorégraphie qui rappelle ce que l’on dénomme communément la société du spectacle, ils se seraient dépossédés de leur soi.
Si les textes cités par les danseurs évoquent des croyances largement actives au cours du XXe siècle, c’est leur caractère illusoire qui nous est suggéré et l’intérêt de la pièce réside dans le fait qu’elle ne nous soumet aucune thèse. Pas de messages, les convictions de chaque protagoniste nous sont données à voir comme autant de portraits, et en même temps c’est notre autoportrait qui nous est jeté en pâture, avec tous ses héritages, de la même façon que François Chaignaud tendra un miroir à une tête à coiffer, mais celle-ci contrairement à nous n’a aucune réflexivité, ce doit être plus simple.
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— Conception : Alain Buffard
— Interprétation : François Chaignaud, Cécilia Bengolea, Hanna Hedman, Mathieu Doze Â