Gregor Hildebrandt
Seiten im Buch wie Wände im Raum
L’image d’une femme, à moitié plongée dans l’eau, et son reflet sur la surface ondulée. C’est l’actrice emblématique Sophie Marceau qui interprète ici Nelly, l’héroïne tragique de À ce soir, un film relativement obscur réalisé par Laure Duthilleul en 2004.
L’œuvre de Gregor Hildebrandt n’est cependant pas qu’une image, mais un ensemble: ce motif s’étend au dos de milliers de boîtiers de cassettes, disposés sur une étagère de la taille d’un mur. Lorsqu’on s’en approche, l’image se dissout dans la grille. Lorsqu’on s’en éloigne, on voit l’actrice, les jambes plongées dans l’eau d’un lac. Son visage est concentré et sévère, et il n’est pas difficile de deviner qu’elle pense au suicide. L’artiste n’a pas vu le film, mais cette image l’a interpellé car elle lui évoquait une autre image bien connue d’un reflet: le célèbre photogramme tiré d’Orphée de Jean Cocteau, datant de 1950, montrant Jean Marais couché, le visage sur un plan miroitant — une flaque d’eau dans le sable tout autant qu’une porte fermée vers les enfers.
Le point commun entre ces personnages est qu’ils défient tous deux l’inéluctabilité de la mort. Nelly, le personnage interprété par Marceau, ne parvient pas à accepter le décès soudain du mari qu’elle adorait. Son reflet est troublé par les vaguelettes qu’elle crée à la surface du lac. Elle oscille littéralement entre la vie et la mort, et ces ondulations indiquent au spectateur que le passage de la vie à la mort est à sens unique. Contrairement à Orphée, qui repose sur un plan miroitant immaculé, elle ne peut retourner aux enfers pour récupérer son bien-aimé.
Nous, spectateurs, partageons avec elle cette incapacité. Condamnés à vivre dans le présent, nous ne pouvons que rêver nos vies à l’infini, mais il nous est impossible de retrouver le passé, qui reste hors d’atteinte — tout comme la musique qui souligne les métaphores des œuvres de Gregor Hildebrandt, et son matériau préféré, la cassette audio.
Lorsque sont apparus le CD et son élégance chatoyante, la magie de la transmission de données par fibres optiques, sans parler du génie des lecteurs MP3 et de l’Internet, le mécanisme des cassettes a soudainement semblé obsolète, encombrant et primitif, bien qu’elles aient été bon marché et pratiques. Les cassettes ont cependant introduit une nouvelle conception du partage de la musique, un échange dans lequel une chanson ou une bande entière de musique, enregistrée à partir d’un vinyle, de la radio ou d’autres cassettes, est devenue une forme de monnaie sociale. Elles étaient en outre capables de transmettre des messages romantiques plus ou moins codés ou même de communiquer nos désirs intimes. La sincérité de ce support est particulièrement manifeste lorsqu’on considère le temps investi à enregistrer des cassettes. En tant que médium analogique, cela exigeait que l’on y consacre au moins la durée entière d’une cassette, un aspect qui continue de fasciner ceux qui ont grandi avec cette technologie.
Bien que romantique et marquée par un certain sentimentalisme, l’œuvre de Gregor Hildebrandt se distingue pourtant du rétro-fétichisme par les qualités physiques surprenantes auxquelles elle confronte le spectateur: des couleurs, des tonalités de brun, blanc, rouge, et des marques claires, mais aussi par les structures créées en surface à partir de ces éléments, fragmentées mais pourtant brillantes et étonnamment réfléchissantes. C’est en cela que les œuvres faites de bandes magnétiques deviennent une fois là encore des miroirs, reflétant le spectateur tout en dissimulant ce qui est inscrit en elles, témoignant de ce mystère romancé de l’information encodée magnétiquement, cachée au plus profond du matériau. Et ce, même si l’artiste nous la révèle à travers ses titres ou sur les listes de morceaux qui accompagnent les plus grandes de ses pièces: le potentiel poétique et émotionnel dépend entièrement des pensées, de l’expérience et des souvenirs du spectateur.
Les œuvres de Gregor Hildebrandt dissimulent les associations qu’elles génèrent, ce qui nous vient à l’esprit lorsque nous regardons ces œuvres. Telles des versions romantiques des objets-miroirs produits par Gerhard Richter au milieu des années 1980, intitulés simplement Spiegel (Miroir), nous nous voyons nous-mêmes. Mais pas avec la même clarté : le reflet est de couleur brune, comme si le concept avait été souillé, rendu confus par un ensemble différent de priorités personnelles, par un sentimentalisme persistant, si l’on peut dire, par des plaisirs coupables à moitié oubliés. Il faut y ajouter un bruit de fond inaudible mais néanmoins bien présent, celui de la culture pop, auquel se mêlent les associations générées par nos souvenirs musicaux: comment nous écoutions la musique, les images qu’elle nous évoque – et où elle nous transporte.
Retour dans le temps. Jean Cocteau évoquait dans sa célèbre formule ces miroirs «où l’on se voit vieillir et qui nous rapprochent de la mort». L’œuvre dans laquelle figure Sophie Marceau comprend très exactement 6.496 cassettes. Si chacune d’entre elles était une cassette standard de 90 minutes, le temps nécessaire pour les écouter toutes serait de 400 jours. Où en serai-je à ce moment-là ? Et vous?
critique
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