Le projet «Second Nature» est né des lectures des récits du capitaine anglais James Cook (1728-1779), navigateur pionnier explorant l’océan Pacifique et ses îles perdues. Cartographiant ces lieux inconnus aux civilisations européennes, James Cook et son équipage obéissaient alors à une mission étatique et colonisatrice qui visait à explorer toutes les contrées du globe et à en enregistrer ou dépeindre les paysages.
Guy Tillim, quant à lui, a également choisi d’effectuer ses voyages en Polynésie par bateau. Toutefois, la représentation qu’il en propose tranche tout à fait avec l’iconographie habituelle que l’on prête à cette région. En effet, le photographe sud-africain affirme avoir voulu se détacher de l’iconographie des cartes postales, véritables clichés qui collent à l’image que l’on se fait de la Polynésie. Ainsi, les clichés des paradis perdus polynésiens se trouvent congédiés, Guy Tillim prenant le contrepied de notre soif d’exotisme rêvant de paysages aux eaux turquoise et aux plages de fin sable blanc.
Car dans cette série consacrée à la Polynésie, il n’est pas question d’y projeter nos fantasmes. Les paysages sont souvent pluvieux, comme dans Tautira, Tahiti, où des enfants se baignent sous les averses, un chien mouillé au regard triste se trouvant hagard au premier plan. Le ciel est quasiment toujours menaçant, à l’instar de Near Tikehau, où l’on perçoit l’orage à l’horizon qui s’approche, tandis que les mouettes aux silhouettes noires et inquiétantes apparaissent comme des oiseaux de malheur apportant mauvais présage. La mer, immense, est omniprésente, de même que le vent, qui balaie vigoureusement les arbres, notamment dans Mouaroa, Moorea.
Le projet de Guy Tillim se détache donc à la fois des représentations coloniales cherchant à explorer et enregistrer tous les paysages du globe, et des représentations idylliques correspondant aux attentes du tourisme de masse actuel. Le photographe n’endosse plus ici le rôle d’un photoreporter ou d’un explorateur héroïque affrontant les risques et dangers d’un nouveau monde quasi vierge, et dont la quête consisterait à enregistrer les espèces humaines, animales ou végétales, dans des albums ou des archives documentaires. Le mythe de la photographie comme outil d’une «conquête intégrale du visible» n’est plus d’actualité ici. Guy Tillim semble bien plutôt engagé dans une quête personnelle et spirituelle, où le photographe se confronte à la nature en se demandant comment est-ce qu’il pourrait la représenter.
En effet, Guy Tillim cherche à savoir si la photographie n’est qu’une projection de soi et de ses sentiments sur un sujet donné. Alors, dans quelle mesure fabrique-t-on une scène, scène qui aurait pourtant tendance à vouloir se faire passer, à l’arrivée, pour une représentation objective du réel ou comme son miroir même? Peut-on laisser un paysage librement s’exprimer pour ce qu’il est face à nous, lorsque nous braquons notre appareil sur lui?
En se confrontant à la catégorie du paysage, Guy Tillim développe ainsi une nouvelle écriture photographique, après avoir travaillé sur des sujets politiques et sociaux en Afrique, comme l’apartheid ou les luttes indépendantistes contre le colonialisme (séries Jo’burg et Avenue Patrice Lumumba). Son voyage en bateau dans les îles témoigne d’une méditation calme, d’un regard sensible, en immersion, qui prend le temps d’embrasser ce qui l’entoure. La représentation qu’il en propose apparaît parfois comme un écho au concept de «nature», entendu comme diversité et profusion, par opposition aux paysages urbains ou agricoles domptés par la main de l’homme. En Polynésie, la nature est encore rebelle, et Guy Tillim en donne des signes visibles, notamment lorsqu’il passe derrière un orage et photographie le désordre qui s’ensuit.
Surtout, Guy Tillim met en forme la nature comme un véritable paysagiste. Certaines de ses vues obéissent à des compositions géométriques jouant sur la symétrie. Par exemple, le diptyque Cook’s Bay présente en son centre une montagne, dont les flancs luxuriants dévalent jusqu’à rencontrer une baie de chaque côté. La perspective épouse aussi bien des paysages plats aux horizons ouverts avec des plages vides, que des montagnes, des arbres ou des cocotiers, dont les troncs et branches servent d’ailleurs à déterminer le cadre des photographies.
Outre ces effets d’arrangement spatial, les clichés de Guy Tillim offrent une véritable dynamique temporelle: temps de l’avant ou de l’après orage, mouvement de la nature imprimé dans les arbres dont les feuillages et les branchages sont balancés par des rafales de vent.
Enfin, cette mise en forme de la nature s’accompagne d’un remarquable travail sur la lumière. Lumière tantôt lugubre lorsque le ciel se fait menaçant, chargé de brumes et de nuages gris, tantôt rayonnante, comme dans Comptroller Bay, Nuku Hiva, où le bleu se décline en différents tons selon la mer, le ciel et la ligne d’horizon, et où la terre orangée et les fleurs rouges répondent aux arbres verdoyants de l’arrière-plan.
Cette nature polynésienne, plus grandiose et moins attendue que les représentations habituelles, nous conduirait finalement vers la question du sublime, où l’homme se retrouve impressionné devant l’immensité, la puissance dynamique et les ressources infinies de la nature.
La deuxième série constituant «Second Nature» apparaît quant à elle comme le contrepoint urbain des paysages polynésiens. En effet, nous faisons désormais face à Sao Paulo et ses avenues, ses rues faites de bitume, où se dressent des buildings de verre et de béton, des panneaux de signalétique entre lesquels filent les passants. Cet univers moderniste est rythmé par les flux et chassés-croisés des piétons. Les lignes horizontales ou diagonales des trottoirs impriment le tempo effréné de la vie citadine, tandis que les lignes verticales des immeubles et des poteaux, statiques et imposantes, structurent l’architecture de la ville.
Guy Tillim se lance alors dans les flots de passagers (Rua Sete de Abril), ou se tient plus en retrait (Praça Colonel Custodio Fernades Pinheiros) montrant ainsi une autre facette de la ville. Son regard nous plonge par là dans des zones urbaines indéterminées et nous fait redécouvrir ces petites choses et détails que l’on ne remarquait plus, paradoxalement, à force de trop les rencontrer dans notre quotidien.