Les clichés de format A4 exposés sous verre sur des tables, ou ceux un peu plus grands suspendus aux cimaises, montrent donc des images de conversions numériques ratées, des données corrompues, parfois du «matériel idéologique» anonyme. Par ces images brutes et abstraites, Sean Snyder propose — mais il faut le savoir — une réflexion sur la construction idéologique des documents iconographiques, la plupart issus de ses propres archives.
Et il faut bien conclure de cette petite dizaine d’œuvres que le propos est un peu court autant que la manière est pauvre ; à moins que l’ennui de l’esprit et l’ascétisme de l’œil ne soient les conditions souhaitées ici pour prendre conscience que toute image est construite idéologiquement, souffre d’une contamination politique qui la domine ; parasitage que métaphorise ici le virus informatique.
Cette «pollution» de l’image par le discours politique sur l’art s’exprime éloquemment, selon Sean Snyder, dans un film de propagande soviétique, réalisé en 1965 par Israel Goldstein.
Ce court-métrage montre la réception d’une exposition d’art contemporain mexicain dans un village ukrainien. Des «commentateurs» présentent aux villageois des œuvres anticapitalistes soumises à leur appréciation, tandis que d’autres «guides» expliquent aux mêmes néophytes les intentions universalistes des peintres de la Renaissance italienne.
Sean Snyder a remonté le film pour en défaire la chronologie en même temps qu’il en a isolé les dialogues. La petite restructuration à laquelle a procédé l’artiste est sensée nous démontrer à quel point la propagande communiste médiatise le rapport du visiteur avec l’œuvre afin de l’embrigader sous prétexte de l’éduquer.
Fort bien. La propagande soviétique mentait sciemment aux villageois ukrainiens sur les intentions des peintres renaissants. Le réalisateur du film a probablement tronqué la réalité pour abonder dans le sens défini par la section Beaux-Arts du Kominterm. Double scandale que dénonce ici, non sans courage, moins de quarante-quatre ans après, Sean Snyder.
Pourtant, ce qui est véritablement scandaleux dans ce documentaire somme toute assez bénin, eu égard à ce que l’URSS pouvait produire de falsification massive de l’image à l’époque, ce qui réellement eût dû indigner Sean Snyder et qui semble lui avoir parfaitement échappé, c’est que la commissaire du peuple en charge de l’explication féministe égalitariste de la Madeleine de Titien l’attribue encore à Giorgione…
Il y a, aujourd’hui, deux façons, pour un artiste, de «s’engager» sur le terrain politique artistique sans prendre de risque inconsidéré.
Il y a d’abord ceux qui brandissent le second degré. Ils font la même chose que Koons ou LaChapelle, mais sans y croire; ils font du kitsch, mais pour subvertir le kitsch. Ceux-ci généralement affleurent le politique et le dotent d’un supplément de violence ou de pornographie pour signifier qu’ils prennent tout de même des risques — ou pour appâter le chaland. C’est-à -dire qu’ils produisent et vendent du kitsch, gagnent leur vie sur ce filon, tout en méprisant — ou feignant de mépriser — le genre. C’est ce que l’on appelle généralement non pas des cyniques, mais des satellites — ou des mouches — à cyniques. Parmi eux on trouve, notamment en France, un grand nombre d’exégètes diplômés de Duchamp.
L’autre stratégie d’engagement, c’est celle de Sean Snyder, qui se décline en deux branches: la tactique dite du «coup d’épée dans l’eau» ou de la «révolte à retardement» d’une part, qui fait s’emporter l’auteur contre le discours artistique des anciennes républiques populaires vingt ans après leur chute, et, d’autre part, la tactique dite de «l’image aveugle». Si la première peut prêter à sourire (comme de voir par exemple un Vendéen pleurer les Chouans), la seconde conduit le plus souvent à s’ennuyer ferme (comme d’assister par exemple à un film sans image ou à une messe sans Dieu).
L’artiste qui produit une image délibérément moche et vulgaire parce que le monde l’est, et l’artiste qui nie l’image parce que celles du monde sont trop moches et trop vulgaires pour qu’elles soient reproduites par ses petites mains, se rejoignent en ceci qu’ils ont renoncé et au monde et à l’art; et qu’on a renoncé à eux.
Sean Snyder
— Exhibition, 2008. 35 mm film transferred to DVD, B/W, sound with Intertitles. 6 min 59’
— Untitled, (Operation in Afghanistan, 1985), 2009. Light jet print mounted on aluminium. 47 x 63 cm
— Untitled, (Iskusstvo Kino Magazine, Moscow, 1964), 2009. Light jet print mounted on aluminium. 60,9 x 75,9 cm
— Untitled (mis-registered scans, 8,4 Mb, bitmap, file date : 14.11.1999), 2009. Light jet print mounted on aluminium. 84,1 x 118,9 cm