Pionnière dans la pratique des arts numériques, Olga Kisseleva collabore désormais avec des laboratoires scientifiques et des organisations non gouvernementales, tels que le CNRS ou l’ONG Surf Rider, pour mener à bien ses recherches sur l’écosystème et les océans. De prime abord, «Sea View» semble pourtant se référer au tourisme ou aux petites annonces immobilières, comme lorsqu’on loue un appartement ayant vue sur mer, par exemple. Chez Olga Kisseleva, cette «vue sur la mer» se comprend plutôt comme un état des lieux des océans, de leurs ressources, des pollutions et des dommages qu’ils subissent. En effet, il n’est pas vraiment question d’offrir un panorama du littoral, d’une tempête maritime ou d’un coucher de soleil sur la côte, à l’instar de Félix Vallotton ou de Claude Monet, ni de découvrir les lumières et les eaux exotiques des colonies, comme chez Emile Nolde.
«Sea View» opte pour un point de vue scientifique et écologique sur les océans, et non plus uniquement esthétisant à l’image des peintres précités, comme le montre très clairement l’installation interactive AntrhropOcean qui nous accueille en préambule de l’exposition. Cette gigantesque plateforme offre plus de vingt heures de navigation et se déploie dans un univers à 360 degrés. Si la maniabilité de la plateforme n’est hélas pas toujours optimale pour le spectateur, qui s’oriente à l’aide d’un clavier et d’une souris, une multitude de datas et de chiffres sont à sa disposition pour rendre compte de l’état des océans, que ce soit à l’échelle locale ou globale. Twitter, YouTube, données géo-localisées, reportages journalistiques et courtes vidéos humoristiques constituent autant de recours et de renforts pour tenter de nous sensibiliser à la cause écologique, et à la destruction de la planète dont se rend coupable l’humanité.
Un flash-code constitué de morceaux de bois nous permet également de retourner sur la plateforme créée par l’artiste, et de consulter depuis nos téléphones mobiles l’ensemble des données qui se trouvent sans cesse réactualisées. Le travail d’Olga Kisseleva s’apparente alors à celui d’une chercheuse. Elle collecte et classe des informations, et tente de les mettre en rapport afin que leurs contenus et leurs messages entrent en écho et proposent une vision instantanée de l’état du globe et des océans.
On regrette pourtant que l’installation et le discours de l’artiste n’apparaissent finalement que comme un énième exposé, certes assez sophistiqué de par sa mise en scène, ou comme un énième cri d’alerte sur le péril écologique. Loin de nous l’idée de vouloir minimiser cette cause, au contraire, mais être assaillis de chiffres, de schémas explicatifs et de discours vulgarisateurs ou journalistiques, nous parait finalement constituer une expérience redondante par rapport au traitement que les médias ou Internet en propose habituellement. L’exposé ne produit pas véritablement de nouvel impact sur notre manière de percevoir la situation actuelle. Alors, est-il là pour provoquer une prise de conscience chez le spectateur? A moins qu’il ne soit plus particulièrement adressé aux enfants et aux écoles qui viendraient visiter le Crac? Dès lors, l’art se cantonne-t-il à un rôle didactique? Revient-il à l’art d’investir des sphères (l’écologie, la pollution…) que le politique, manifestement, ne considère ni ne traite sérieusement?
En tout cas, les chiffres s’oublient aussitôt consultés. D’ailleurs, cette manie d’avoir systématiquement recours à des «chiffres choc» ne se différencie pas tellement d’une campagne de publicité. On fait appel à des termes quantitatifs (des tonnes de chiffres mirobolants que notre imagination n’est même pas capable de se représenter, la plupart du temps) pour rendre compte d’un problème qualitatif (l’état des océans). Voire même mieux: aborder un problème qui a directement trait à l’éthique, à la morale, c’est-à -dire à nos actions ou à notre laisser-aller par rapport à la planète.
La métaphore du «réseau» se développe dans la suite de l’exposition, notamment à travers Set. Ici, il ne s’agit plus de mettre en relation des données, mais plutôt de montrer que les filets de pêche et les rhizomes, sur lesquels se fondent nos nouveaux modes de communication, suivent le même type de structure. Rien de révolutionnaire en soi. Mais on apprend que les deux termes (filet et réseau) se disent justement «set» dans la langue russe. On découvre surtout une multitude de manières de tisser les filets de pêche, qui constituent autant de fascinantes constellations. Gravées au laser sur un miroir, les toiles déployées se floutent et se pixellisent à mesure que l’on s’approche d’elles. On préfèrera ainsi garder un regard distancié pour pleinement saisir la complexité de leur structure.
La performance filmée Self-organisation étudie également de près la structure des éléments. Ici, des performers, jouant le rôle d’atomes, miment la composition moléculaire d’une particule de pétrole, dont on remplacerait les éléments polluants par des produits d’origine végétale.
La vidéo Conquistadors, quant à elle, fait ironiquement référence aux colons espagnols venus piller les ressources de l’Amérique dès le XVe siècle. Sauf que le nouveau continent que les colons contemporains convoitent s’appelle désormais l’Arctique. De nombreuses multinationales, dont on perçoit les logos se superposer sur la carte du territoire arctique, ne songent qu’à tirer profit du pétrole qui s’y trouve enfoui. Au-delà des risques de conflits que représentent cette manne, surtout lorsque l’on sait que les ressources en pétrole s’amenuisent rapidement, l’Arctique fait aussi l’objet d’un business plus inattendu: les croisières touristiques qui s’y précipitent et investissent ainsi tous les recoins du globe.
Ainsi, les voies navigables retracent à la fois la course effrénée au pétrole et la course aux sites rares, exceptionnels, convoités par le capitalisme et le tourisme de masse. Une dernière installation, dont le format fluet et le minimalisme contrastent par rapport à la grande vidéo de Conquistadors débordant de sigles et de marques, reproduit à échelle réduite l’étendue de la mer Méditerranée. Seaview marque d’un point rouge les pics de pollution et les dégazages que détectent des capteurs disposés dans l’eau par le Laboratoire de chimie bactérienne du CNRS, et fonctionne ainsi comme un signal d’alarme qui s’active quasiment en temps réel.