«Se souvenir des belles choses» marque un moment charnière de l’histoire du Mrac de Sérignan. Alors que l’institution s’apprête à étendre ses surfaces de réserve et d’exposition, «Se souvenir des belles choses» vise à mettre en valeur les collections du Frac Languedoc-Roussillon et à réactiver la mémoire des œuvres qui s’y trouvent conservées. Ainsi, il s’agirait non seulement de comprendre que le musée est dépositaire d’un passé, d’un héritage, mais que l’institution, au-delà d’être un simple centre de stockage, est une véritable mémoire vive.
L’artiste Bruno Peinado, à qui le Mrac a confié l’habillage des façades du nouvel espace d’exposition, insiste d’ailleurs sur l’influence de la peinture moderne et abstraite sur son intervention in situ. Il souligne qu’il a voulu composer avec les dessins d’Erró et les vitraux multicolores de Daniel Buren déjà présents sur le bâtiment du MRAC, tout en tenant compte de l’héritage de peintres tel qu’Henri Matisse (Porte Fenêtre), Olivier Mosset ou Daniel Dezeuze ou même du mouvement Supports/Surfaces, implantés à la fois dans le Sud-Est de la France et dans sa propre mémoire d’artiste.
Ainsi, comme son titre l’indique clairement, l’exposition du MRAC se place sous le signe de la mémoire et du souvenir, convoquant une soixantaine d’œuvres modernes et contemporaines surfant sur ces dites problématiques. Sauf que l’ensemble, à quelques exceptions près, nous paraît justement trop programmatique. Car l’exposition insiste parfois sans grande originalité sur des thématiques plutôt attendues: le patrimoine de l’histoire de l’art, la mémoire individuelle et la mémoire collective, la nostalgie et la mélancolie, et plus intéressant enfin, le hiatus persistant entre notre mémoire et la réalité historique ou les événements passés.
Dès le hall du Mrac, puis au rez-de-chaussée, Simone Decker illustre le poids de notre héritage culturel, artistique et architectural, en moulant des monuments visibles dans l’espace public luxembourgeois (pays dont elle est originaire). Elle constitue des doubles fantomatiques de ces sculptures monumentales, recouverts de peinture phosphorescente, et montre comment ceux-ci ont peu à peu changé de valeur. De lieux de commémoration jouissant d’une valeur cultuelle, ceux-ci se sont transformés en de vulgaires objets décoratifs auxquels les autochtones ne prêtent plus attention, servant uniquement d’attraction pour les touristes, et de cibles pour les flashes de leurs appareils photographiques.
Notre civilisation serait en proie à une amnésie ignare et oublierait tour à tour son histoire, ses racines, et les événements anciens sur lesquels s’adosse toute communauté humaine. Un discours critique sur notre rapport ou notre indifférence au passé et à ses icônes, à ses idoles et à ses monuments, aurait certainement constitué une approche riche, complexe. En ce sens, la sculpture suspendue de Christian Robert-Tissot, Void (soit en français «vide»), suggérerait que la mémoire et la reconnaissance d’un héritage n’ont rien d’automatique, et que celui-ci risque à tout moment de basculer dans l’oubli s’il n’est pas constamment reconsidéré.
L’exposition cède parfois le pas à une nostalgie naïve, notamment lorsqu’elle convoque la photographie comme médium privilégié du passé, du souvenir et du temps révolu. La photographie apparaît alors de manière trop caricaturale comme un outil documentaire archivant la réalité sociale d’une époque (August Sander), comme l’héritage des expérimentations surréalistes dans l’histoire de l’art (Man Ray), ou comme une technique ouvrant la voie à la mélancolie (Suzanne Lafont).
Plus intéressant, Joan Fontcuberta illustre la faille incommensurable entre notre mémoire et le réel qu’elle tente de reconstituer fidèlement – en vain. Idem, à travers Talk Show, Omer Fast, met en exergue la déformation inéluctable des faits dès lors que le discours et nos souvenirs les prennent en charge et tentent de les relater. Le protocole de Douglas Gordon et Rirkrit Tiravanija, Cinéma Liberté, nous a aussi paru extrêmement pertinent dans sa volonté de réhabiliter des films censurés au moment de leur sortie (La Bataille d’Alger, Suzanne Simonin, La Religieuse de Diderot et La Bombe), montrant ainsi que la mémoire d’un peuple préfère parfois oblitérer et censurer certains événements traumatiques (la guerre d’Algérie) ou certaines problématiques (la sexualité et la religion, la menace atomique), plutôt que de s’y confronter.
Le processus de réactivation de la mémoire ne va donc pas de soi. Dans un jeu de miroirs vertigineux, Julien Prévieux manipule des photogrammes issus de la pellicule de Blow Up de Michelangelo Antonioni, et remet à son tour en question le statut indiciel que l’on prête communément à la photographie. Walid Raad rappelle également que l’image filmique ou photographique, loin de garantir une forme d’objectivité dans la représentation des événements, peut manipuler les faits et servir le discours et les idéologies des politiques en place.
Enfin, l’œuvre de Fred Eerdekens, Forever, indique paradoxalement que la permanence et la subsistance des œuvres d’art est plus problématique que l’on ne croit. Le directeur du Frac Languedoc-Roussillon nous rappelle ainsi son embarras lorsqu’il s’est agi de reconstituer cette œuvre énigmatique reposant sur un complexe jeu de réfraction de lumière, censé composer un mot («Forever» en l’occurrence ici), alors que Fred Eerdekens se trouvait plongé dans le coma suite à un accident de la route. Une manière originale de souligner que le protocole de constitution d’une œuvre dépend avant tout de la mémoire vive de son créateur, plus que d’une simple notice explicative accompagnant l’œuvre.