Matthew Antezzo, Cécile Bart, Abdelkader Benchamma, Benoît Broisat, Julien Crépieux, Simone Decker, Philippe Decrauzat, Erik Dietman, Fred Eerdekens, Emmanuelle Etienne, Omer Fast, Joan Fontcuberta, Ross Hansen, Pierre Joseph, Véronique Joumard, Zilvinas Kempinas, Suzanne Lafont, Perrine Lievens, Rafael Navarro, Douglas Gordon, Rirkrit Tiravanija, Walid Raad, Man Ray, Samuel Richardot, Christian Robert-Tissot, Yvan Salomone, August Sander, Patrick Van Caeckenberg
Se souvenir des belles choses
Au printemps 2016, le Mrac entame une nouvelle phase de son développement avec la création de nouvelles réserves qui permettront d’accueillir un dépôt exceptionnel du Centre national des arts plastiques (Cnap), une extension de ses surfaces d’expositions, une œuvre pérenne de Bruno Peinado sur la façade du nouveau bâtiment et un espace librairie repensé par le designer Erwan Mevel.
L’exposition «Se souvenir des Belles Choses» tente de matérialiser de manière métaphorique ce moment de transformation du musée en jouant autour de l’idée de mémoire active, celle du spectateur comme celle des œuvres elles-mêmes et des artistes qui les créent. Que reste-t-il dans nos mémoires de nos expériences passées, qu’elles soient collectives ou individuelles, et comment notre mémoire peut-elle s’activer dans le futur? Comment notre relation au présent se forge-t-elle en partie de l’expérience ou de la connaissance d’un passé révolu? Par quels moyens l’histoire de l’art active-t-elle des strates successives du passé pour se constituer et se renouveler? Comment le musée, en tant qu’espace identifié et construit, organise-t-il dans le temps et l’espace cet accès au voir et au savoir?
Deux œuvres de l’exposition évoquent ces images rémanentes: avec Véra d’Or (2010) d’Emmanuelle Etienne, le spectateur pénètre dans une maison de verre dont l’intérieur est invisible depuis l’extérieur, la structure étant recouverte d’un film sans tain qui reflète son environnement immédiat. Les parois intérieures quant à elles révèlent le dessin d’un palais italien qui évoque les relevés de plans des bâtiments baroques, ces tracés se superposant avec la réalité existante, en une fulgurante métaphore de ces temps brouillés, entre passé et présent. Ghosts (2004) de Simone Decker, œuvre majeure de l’artiste, consiste en douze répliques phosphorescentes de sculptures originales issues de l’espace public. Ces archétypes de sculptures évoquent celles croisées, lors de nos voyages, de Paris à Londres en passant par Berlin. Ils nous apparaissent ici comme des souvenirs fantomatiques sortis de réserves d’un musée imaginaire, perdant en singularité ce qu’ils gagnent en aura et en puissance de séduction. Mais là où Simone Decker joue avec malice de nos attentes et de nos schémas préétablis, d’autres artistes utilisent la réinterprétation d’œuvres du passé comme un moteur de leur création, entre hommage revendiqué et volonté de leur donner une seconde vie: ainsi Matthew Antezzo redessine inlassablement des portraits d’artistes et de scientifiques qui l’ont marqué et influencé, comme pour inscrire son panthéon personnel dans une histoire collective et déjouer ainsi une histoire officielle. Avec Re:Wind Blows Up (2011), Julien Crépieux quant à lui reproduit et démultiplie des images du film Blow up de Michelangelo Antonioni et met ainsi en place un processus de déconstruction du film autant qu’il en éclaire ses enjeux dans son rapport ambigu au réel et à la fiction.
Car la mémoire peut aussi être un leurre, aussi bien individuel que collectif, qui enjolive le réel pour le rendre supportable, ou qui est manipulée par un pouvoir en place pour occulter certains faits: avec I only Wish That I Could Weep (2001), Walid Raad nous propose une archive, dont on ne sait si elle est fictive ou réelle, d’un agent secret filmant par caméra de surveillance les couchers de soleil en lieu et place des gens qu’il est censé surveiller et nous propose ainsi un magnifique plaidoyer sur la liberté d’un homme qui choisit de désobéir et de fixer dans sa mémoire la beauté du monde. Avec Talk Show (2009), Omer Fast explore cette relation à notre mémoire défaillante et analyse comment les médias reconstruisent le réel en permanence: partant de l’histoire vraie d’une femme dont le mari journaliste est mort en Irak, Omer Fast fait rejouer de mémoire cette histoire par six acteurs, le récit se déformant et s’altérant au fil de leurs interprétations. Par ce biais, l’artiste questionne tout autant le pouvoir des médias à tordre le réel que leur capacité à introduire dans nos mémoires collectives des fictions revendiquées comme des vérités. Dans la même lignée, Cinéma Liberté est une collaboration de Douglas Gordon et Rirkrit Tiravanija qui propose, dans un dispositif convivial offrant café et pop-corn, une sélection de films qui ont pour point commun d’avoir été censurés un jour dans leur pays d’origine. Qui doit décider de ce qui est oblitéré ou non de notre mémoire collective? De la censure étatique à l’autocensure liée à des groupes de pression, Cinéma Liberté revendique une mise en lumière de ces moments occultés mis en scène par un dispositif qui invite au dialogue.
Cette bascule entre mémoire individuelle et mémoire collective est à l’œuvre dans le travail pictural de Samuel Richardot. Par l’apparition d’objets isolés sur la blancheur de la toile, par ce silence qu’induit le blanc et qui force le regard à s’attarder et à s’interroger sur des formes à la fois familières et énigmatiques, Samuel Richardot évoque la société de consommation ou le travail de la terre, entre histoire personnelle et héritage collectif. De famille il est encore question chez Pierre Joseph qui nous livre avec MNEP 1,2,3 (2014) une réflexion toute en finesse sur la question de l’héritage familial et culturel, et au-delà , sur la question de la transmission.
Si la question de la mémoire individuelle et collective est un point central de l’exposition, «Se souvenir des Belles Choses» est également une invitation à la déambulation rêveuse, la mémoire peut aussi tout simplement être le souvenir d’un souffle chaud sur la nuque un après-midi d’été ou l’émotion ressentie à collectionner les coquillages sur une plage de Normandie: les œuvres de Patrick Van Caeckenbergh, Zilvinas Kempinas, Fred Eerdekens ou encore celles de Abdelkader Benchamma nous invitent à faire l’expérience de ces émotions non contenues.
Avec Distance variable (2007) de Perrine Lievens, la mémoire se métamorphose en promesse, lorsqu’une des cimaises de la maquette du futur Mrac, portée par un ballon gonflé à l’hélium, ondule et flotte, comme à la recherche de son devenir. Ce que deviennent les images et les objets qu’elles représentent est au cœur du projet fou de Benoit Broisat: avec Les Témoins (2009-2011), l’artiste s’attarde sur une image de presse qui l’a marqué puis part en quête de l’un des objets la composant. La mémoire devient ici le déclencheur d’une véritable chasse au trésor dans laquelle le corps s’engage, et qui permet à l’artiste de sonder et d’activer le réel à partir de sa représentation figée dans le temps.
A travers la sélection d’une soixantaine d’œuvres du Frac LR, l’exposition «Se souvenir des Belles Choses» envisage l’art sous l’angle de la mémoire. De nombreux artistes de l’exposition manipulent ainsi d’autres temps et d’autres œuvres, cinématographiques ou plastiques, où s’observe un jeu de négociation entre la mémoire d’un passé reconnu comme une autorité et l’ouverture d’un futur, d’un espace de création.
Commissariat Sandra Patron
critique
Se souvenir des belles choses