Car les financements, tant publics que privés, sont notoirement insuffisants en France: derrière ceux des États-Unis, de l’Allemagne ou du Japon. Un expert américain en neurosciences rapporte avoir vu, en France au cours des dernières années, «des responsables de laboratoires abandonner les champs compétitifs des sciences dans lesquels ils excellaient» (Libération, 16 janv. 2004), cela, par faute de financements. Au moment où les États-Unis accroissent leurs efforts de recherche, la France les réduit. Et l’Europe ne se montre guère plus dynamique.
Si la recherche scientifique est en danger, que dire de l’art et de la culture dont certains budgets frôlent l’indécence. Au-delà des mots et des discours, en France et en Europe, la recherche scientifique, artistique ou culturelle n’est plus une priorité. En négligeant d’investir là où s’inventent les forces, les formes, les choses, les paradigmes, les modes de pensée et d’action de demain, la France et l’Europe prennent la lourde responsabilité de laisser l’avenir nous échapper. Investir dans la science, l’art et la culture, c’est investir dans l’avenir. C’est croire en l’avenir…
Telle est bien la fonction commune des chercheurs et des artistes, que d’inventer, que de faire advenir, chacun dans leur domaine, de nouveaux possibles. Or, cela ne se produit pas sans détours parfois longs et tortueux, sans défier les notions de délais, de rentabilité, d’obligation de résultat.
Cette façon qu’ont la recherche fondamentale et l’art de se situer dans le temps long, dans l’imprévisible, et même parfois du côté d’une apparente incongruité ou futilité, a le don de troubler les décideurs politiques et économiques arc-boutés sur le court terme. Ce pourquoi ils préfèrent la recherche appliquée à la recherche fondamentale que, naïvement, ils croient interchangeables.
Il y aurait donc comme une économie particulière de la production de nouveaux paradigmes scientifiques ou esthétiques, une sorte d’économie à l’envers où les notions de rentabilité, de prévision, de planification seraient inopérantes. Une économie qui prendrait en compte le long terme, les retours sur investissement différés et incertains. Une économie qui admettrait que l’exploit, unique et exceptionnel, est nécessairement enraciné dans la masse des résultats et productions ordinaires qui lui servent de socle et de terreau.
Pas de virtuoses sans tradition musicale ni conservatoires de quartiers ; pas de champions de natation sans piscines de proximité ni pratique sportive de masse ; pas de découvertes scientifiques sans une politique assidue de formation et de recrutement de chercheurs, sans des laboratoires équipés, sans institutions de recherche, sans publications, sans financement réguliers, etc.
Tout cela allant à l’inverse de conceptions comme celles du ministre de la Culture, Jean-Jacques Aillagon, qui affirme que « dans ce pays, il y a trop de compagnies, trop d’artistes et trop d’intermittents qui produisent parfois des spectacles médiocres. Tout cela coûte très cher».
Mais ce sont paradoxalement les économies qui (à long terme !) coûtent le plus cher, les calculs à courte vue qui sont ravageurs. Ce sont eux qui font reculer le rang de la recherche et de l’art contemporain français dans le monde.
On se rappelle le tollé de protestations qu’a soulevé en 2001 le rapport d’Alain Quemin qui décrivait, chiffres à l’appui, la très modeste place, la presque invisibilité, de l’art contemporain français sur la scène internationale. La ministre socialiste de l’époque, Catherine Tasca, s’était elle-même jointe aux voix offusquées par cette rupture brutalement quantitative du consensus régnant à propos de l’audience de l’art français.
Les uns reprochant à Alain Quemin d’achever littéralement l’ère Jack Lang par un constat d’échec, les autres troublés par cette réalité intolérable et longtemps refoulée que le rayonnement culturel et artistique de la France n’est plus qu’un lointain souvenir.
En dépit des vives réactions que Beaux-Arts magazine avait alors opposées au rapport Quemin, l’enquête publiée dans le numéro de janvier sur «Les 30 artistes vivants les plus importants au monde» prend les allures d’une confirmation.
La méthode journalistique adoptée comptabilise les choix d’un large panel de prescripteurs internationaux sollicités (directeurs d’institutions ou de foires, critiques, commissaires, galeristes, etc.). A l’opposé de la méthode sociologique de Quemin, il s’agit ici, à propos de l’«importance» accordée à tel ou tel artiste, d’approcher le jugement des experts dans ses dimensions «historiques» et «intimes», «objectives» et «subjectives».
Au-delà du bricolage méthodologique, les résultats sont éloquents : domination absolue des artistes résidant aux États-Unis (68%), bonne place des artistes allemands (17% du total, mais deux dans le trio de tête, Richter et Polke), modestie de la Grande-Bretagne. Quant à la France, sa faiblesse se confirme : seulement deux artistes(soit 7%), Huyghe et Parreno, figurent au palmarès, tandis que les figures historiques de l’art français, Boltanski et Buren, sont absentes.
On pourrait considérer cette enquête comme un jeu journalistique sans importance ni crédibilité scientique. Mais voilà , c’est un diagnostic de plus sur la gravité de la situation de l’art contemporain français (récemment, la rapporteure du budget de la Culture s’en est elle-même émue à l’Assemblée nationale).
Comme la recherche, l’art contemporain français est en danger, atteint par une longue et lente perte de vitalité. Sauvons l’art contemporain…
André Rouillé.
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Beat Zoderer, Plattenbau n°2, 2001. Table-sculpture avec 2 tabourets, 2 chaises et une petite table, contre-plaqué peint et laqué, vis en acier chromé. 85 x 100 x 160 cm. Coll. Frac Ile-de-France. Courtesy Le Plateau, Paris.