Cette page a été un peu chahutées en passant de l’ancien au nouveau site, les corrections sont en cours.  
Non classé

Saré

03 Mar - 28 Mar 2009
Vernissage le 05 Mar 2009

Les peintures de Saré sont peuplées de personnages fantastiques qui, en dépit de toute leur étrangeté, ne se présentent pas comme des apparitions venues d’un autre monde mais comme des incarnations différentes de la réalité.

Communiqué de presse
Saré
Saré

Le masque et l’âme dans l’oeuvre de Saré
Je me propose de juger des hommes et des circonstances de la vie non pas comme un homme politique ou un sociologue mais comme un acteur, d’un point de vue d’acteur. En tant qu’acteur, je m’intéresse avant tout aux types humains, à leur âme, à leur maquillage, à leurs gestes. Cela me contraint parfois à décrire des épisodes qui semblent insignifiants. Pour moi, les détails et les ornements renferment parfois davantage de couleurs, de caractère et de vie que la façade même d’un bâtiment. Fédor Chaliapine. Le masque et l’âme

« Le génie se nourrit de ce qu’il trouve ». Ce dicton s’applique particulièrement bien à la pensée artistique de Saré (pseudonyme de Evgénia Sarkisian) riche d’une multitude de réminiscences de la culture européenne de diverses époques et de divers pays. On y retrouve le couple réel/fantastique présent dans l’oeuvre de l’écrivain romantique allemand E.T.A. Hoffmann chez lequel, selon le poète et philosophe russe Vladimir Soloviev, les personnages fantastiques, en dépit de toute leur étrangeté, ne se présentent pas comme des apparitions venues d’un autre monde mais comme des incarnations différentes de la réalité.

On y trouve aussi les fantasmagories des nouvelles pétersbourgeoises de Nicolas Gogol. On se souvient que dans Le Nez, l’appendice nasal du major Kovalev abandonne le visage de celui-ci se pavane en calèche, le plus naturellement du monde, sur la perspective Nevski chaque jour à trois heures de l’après-midi pour aller rendre des visites, revêtu d’un uniforme de conseiller d’Etat.

En recourant au fantastique, l’écrivain est parvenu à donner un coloris particulièrement piquant à son tableau de la société bureaucratique et aussi de la mesquinerie humaine. Il y a là aussi le fantastique cauchemardesque des « Caprichos » et des « Disparates » de Francisco Goya qu’avaient dans une certaine mesure précédée dans la peinture néerlandaise la  » démonologie  » de Hieronimus Bosch et le réalisme grotesque de la première période de Pieter Breughel l’Ancien.

Il y a là la « mascarade de notre vie d’ici-bas » des gravures grotesques du peintre français du premier tiers du XVIIe siècle Jacques Callot (formule due à Hoffmann à qui il a inspiré plusieurs nouvelles) et les gravures de François Chauveau représentant la grande fête du « Carrousel de 1662 » organisée par Louis XIV et la critique « irrespectueuse », grinçante, des moeurs du Second Empire contenue dans les lithographies D’Honoré Daumier.

Il y a là également les célèbres « caricatures » de Léonard de Vinci qui dissèquent avec une vérité artistique implacables toutes les monstruosités imaginables de la physiologie humaine. Qu’est-ce qui a engendré ces oeuvres ? Fait-il seulement preuve d’un esprit de recherche scrupuleux, ou bien trouve-t-on à la source des hyperboles de Léonard, cristallisée dans une manifestation ultime, cette « conception grotesque du corps » remontant à la nuit des temps et souvent inaccessible aujourd’hui qu’a formulée le grand critique littéraire russe Mikhaïl Bakhtine? Du corps dans sa perception comique, à la fois tombeau et matrice, qui, toujours à l’époque de la Renaissance, avec un léger décalage dans le temps, a trouvé en littérature, toujours selon Bakhtine, dans le roman de François Rabelais Gargantua et Pantagruel, « sa réalisation la plus complète et la plus géniale. »

La pensée rabelaisienne, avec son ambivalence, sa force ludique, a influé de façon décisive sur la formation de Saré en tant qu’artiste. Ce n’est pas un hasard si ses premiers pas en art l’ont conduite au théâtre avec lequel, en fonction des aléas des contrats, elle est liée depuis près d’un quart de siècle. Ce sont en effet les racines communes de la culture populaire du rire qui nourrissent à la fois l’oeuvre de Rabelais et les formes théâtrales nées de rituels se situant en dehors de l’art ou sur ses marges (« la Fête des Innocents », « la Fête de l’âne » géorgienne (Keinoba), la tradition du « rire de Pâques » en Bohème, les charivaris, les farces, les saturnales romaines, les carnavals, etc.)

La négation des vérités triviales, le rejet des « vaches sacrées » de tout genre, la rupture avec les conventions sociales, le naturel de l’expression, la liberté d’invention, le droit à la mystification, la possibilité d’enfreindre les canons esthétiques, l’alliance de l’invention la plus extravagante et de la réalité, le caractère hybride des personnages, l’esprit ludique, la farce, la bouffonnerie, l’humour, l’excentricité, tout cela ce sont les éléments constructifs, les moyens d’action sur la conscience des spectateurs qui attirent Saré dans la mécanique carnavalesque du rire.

En même temps – et cela est évident à la fois dans l’oeuvre graphique de l’artiste, dans ses monotypes, ses gravures sur verre organique, dans sa peinture et dans sa sculpture, forme à laquelle elle s’est attaquée très récemment- sa conception du monde elle-même est très éloignée de l’optimisme, de l’humeur festive et de la joie sans partage.

Les personnages grotesques créés par la fantaisie créatrice de Saré sont les fruits d’une pensée nostalgique née de la crise de la civilisation contemporaine, d’un rejet métaphysique de « l’absurdité » du monde et de la condition humaine. Le XIXe siècle avait déjà repensé en profondeur les particularités et les possibilités de la culture du rire ; la force de la négation, le nihilisme, le rire édifiant et cinglant engendré par la satire sont venus remplacer sa force positive et régénératrice et les jeux de la raison sont devenus eux aussi capables d’engendrer des monstres. Le rire de Saré est, lui, irrationnel, il se nourrit de l’existentiel.

Bien que le centre principal et même unique des oeuvres de l’artiste soit immanquablement êtres humains, les hommes et les femmes, ceux-ci se présentent pour la plupart devant nous à la lumière du sarcasme, de la farce tragique, de l’ironie amère ou triste. « La comédie humaine », voilà la trame de toute l’oeuvre de Saré.

Quel que soit le caractère fantastique, monstrueux, de ses personnages (qui évoquent ces rois et ces reines choisis, « pour rire » lors de la fête flamande du « Roi de la fève »), chacun d’entre eux, grâce à une observation aiguë de la réalité, est représenté avec un sens sûr de la psychologie, avec sa personnalité propre. Ce sont là des portraits, des doubles portraits, des portrait de groupes. Les situations, les relations sont convaincantes, les gestes, les mimiques justes. Le grotesque, en dépassant l’apparence, fait inopinément ressortir les caractères typiques. Mais c’est bien sûr, on connaît tous ces gens là, voici un parent proche, un collègue, un voisin de palier, un ami, une connaissance un passant, ou peut-être même vous, vu par les yeux de Saré.

Chaque oeuvre de l’artiste, que ce soit une estampe ou une huile, est relativement indépendante, autosuffisante. Mais une fois alignées -ce n’est pas un hasard si Saré les regroupe en cycles- elles constituent une sorte de montage d’intermèdes reliés entre eux par un projet commun, une unité de choix esthétiques et de construction artistique. Le temps est absent des compositions de Saré : hier, aujourd’hui, demain ? A quoi bon préciser, alors que cela a toujours existé, existe et existera toujours. L’espace est lui aussi conventionnel et théâtral. L’artiste représente devant nous sur une avant-scène le monde absurde, étrange et burlesque de son inépuisable imagination. Le lieu de l’action ? N’importe où, cela peut se passer en France, en Russie, en Arménie, partout.

En effet, les « contemplations du chat Murr » (l’un des personnages préférés de Saré, revu et corrigé à sa manière), l’esprit petit-bourgeois, les conventions sociales, le sens commun, la vulgarité, la fourberie de toutes sortes, la tartuferie, l’hypocrisie, dont l’artiste révèle le caractère indestructible, n’ont pas d’appartenance nationale ni de délimitation géographique. Il y a beaucoup de points communs aux personnages qui apparaissent devant nous dans la ronde bouffonne de Saré, ils se valent tous et leur nombre est incalculable. Et cet uniforme bouffon qui, telle une armure, affuble (enserre, corsète) tous les personnages des oeuvres de Saré revêt toutes les formes possibles, faisant écho à la sérigraphie initiée par le pop-art, bien loin de cacher la similitude, l’unité morale et psychologique de leur nature, leur caractère vivace et universel ne fait que l’amplifier et la mettre à nu.

L’obstination avec laquelle l’artiste tourne et retourne dans l’espace suffocant du cercle strictement délimité et d’un grotesque impitoyable de ses gravures ou de ses toiles témoigne dans une certaine mesure, même sous une forme voilée par l’ironie et le scepticisme, du conflit qui oppose Saré à son environnement, à son temps. Cependant, à la différence de la bacchanale satanique de l’anti-art post-moderne dans toutes ses manifestations, l’attention appuyée et que manifeste Saré envers la face cachée de l’homme (dans laquelle apparaît peut-être une dose de coquetterie, un « jeu de perles de verre » à la Hermann Hesse) ne manifeste absolument pas un rejet total du monde.

Une telle mentalité est absolument absente de la nation à laquelle appartient Saré, elle est étrangère à la conception du monde qui régit la culture arménienne. Elle est également incompatible, selon les paroles de l’écrivain russe Mikhaïl Prichvine, avec les « noyaux éthiques » de la grande littérature russe du XIXe et de la première moitié du XXe siècle qui, à côté de la littérature arménienne, a beaucoup contribué dès l’enfance à déterminer l’évolution intérieure de Saré, exerçant plus tard une influence notable et peut-être même décisive sur la formation de ses passions artistiques.

Et sur ce plan, un rôle crucial revient aux écrivains de la deuxième génération de l’avant-garde russe appartenant à la Société de l’Art réel (Obériou), et en premier lieu à cet « original » de Daniil Harms, « authentique écrivain de l’absurde ». La personnalité de Saré s’est formée dans la période la plus dure de la « stagnation brejnévienne » qui a précédé l’effondrement de l’Etat totalitaire soviétique.

C’est dans cette société qu’elle a fait ses études (à l’Institut des arts du théâtre d’Erevan) et qu’elle a vécue jusqu’à son départ pour la France en 1991. C’est pourquoi il nous semble que pour elle, le plus important dans l’oeuvre des « Obérioutes » et d’écrivains proches de ceux-ci comme Mikhaïl Zochtchenko et Mikhaïl Boulgakov était leur condamnation courageuse d’une société d’où toute liberté était absente, où les relations sociales n’étaient qu’un faux-semblant, la vie de tous les jours absurde, leur dénonciation de la montée de l’ignorance, de la grossièreté, de l’absence de spiritualité.

L’essentiel, c’est qu’ils avaient ouvert une fenêtre au non-conformisme, permettant de respirer l’air pur de la liberté de pensée et d’expression en dépit de toutes les entraves. C’est la lecture passionnée des oeuvres pour enfants de Harms, débordant d’invention, de mystifications et d’humour, qui avait déjà préparé Saré à la pratique de l’allégorie dans laquelle les « Obérioutes » étaient passés maîtres et qui s’est avérée intrinsèque à son style, étant la seule apte à incarner pleinement sa réflexion philosophique.

Si caustique que soit l’ironie, touchant parfois au sarcasme, que manifeste l’artiste à l’égard du genre humain, elle est pourtant incapable d’anéantir ce sentiment profondément caché de sympathie à l’égard des « petites gens » dont l’a dotée la nature et qui a été développé par l’éducation et l’instruction. Dans les occupations étranges, illogiques, allant parfois jusqu’à l’absurdité totale auxquelles se livrent les héros des oeuvres de Saré, se faufile parfois çà et là de façon paradoxale un sourire bienveillant, on perçoit des notes touchantes, mélancoliques, la satire devient compassion envers l’homme, attention envers les profondeurs crépusculaires de sa psyché et soudain on entrevoit une ombre de sentimentalité ou même de tendresse.

Que l’on ait à faire à une gravure, à un monotype ou à une huile, l’ambivalence de la position de Saré apparaît avant tout dans la plastique même, extrêmement caractéristique. En même temps, dans ce jeu de sens, une importance particulière revient à la maîtrise du détail cultivée par l’artiste et à la fusion extravagante, « mythologisée » du personnage avec les objets inanimés et les éléments végétaux.. La construction du monde des couleurs joue également un grand rôle, qui apparaît particulièrement dans les monotypes ; le raffinement de la gamme pastel, la transparence des nuances effacent en quelque sorte le caractère originel grotesque, parodique, de tel ou tel personnage, l’humanisent. Saré obtient le même « résultat » sémantique dans les gravures sur verre organique grâce à une douceur et un velouté particulier du crayon, une recherche de la finesse du trait.

Ses dons et cette application au travail sans laquelle toute réalisation artistique est impensable, l’ont empêchée de s’égarer dans le kaléidoscope des phénomènes et des formes qui pullulent dans l’art contemporain et, bien plus, elle a su se manifester comme une artiste brillante et originale. Il n’y a aucun doute qu’elle a été aidée en cela par une heureuse circonstance : dès l’enfance, l’artiste a vécu en alternance en Arménie, en Russie et en France. Elle s’est ainsi nourrie « dès le berceau » de l’expérience multiforme de la culture européenne qui, fait remarquable, n’a pas anéanti en elle la veine créatrice et l’a même menée, dès ses premiers pas, à tracer nettement les contours de sa personnalité artistique aujourd’hui facilement reconnaissable et inimitable.

L’exposition personnelle qui a eu lieu à Erevan des oeuvres graphiques de Saré, qui semble avoir repris des mains du grand graphiste arménien Vladimir Aïvazian le flambeau de la culture artistique et de la maîtrise professionnelle, a été une véritable étape pour elle. Saré est au seuil de la maturité et il serait vain d’avancer des hypothèses sur son évolution future. A l’évidence que celle-ci dépendra de la décision de l’artiste de maintenir dans le même plan sémantique son dialogue mutuellement corrosif avec le monde environnant ou de rompre le cercle vicieux d’une opposition stérile.

Nora Armani, dans son remarquable cycle de poèmes en prose dédié à Saré, qui pénètre au coeur même du monde de l’artiste, émet l’idée selon laquelle, comme le Phénix, elle renaîtra de ses cendres dans une incarnation nouvelle. Quant à nous, il nous reste à souhaiter qu’à côté des noms glorieux d’Edgar Chain, d’Akop Gurdjian, de Carzou, de Jansem, de Levon Toutoundjian et de beaucoup d’autres peintres français d’origine arménienne, celui de Saré parvienne à se dresser de toute sa stature.

AUTRES EVENEMENTS Non classé