Sur le plateau, une structure triangulaire et immobile attend le public. Rehaussée d’une estrade, elle occupe seule l’espace entièrement noir. Cette énorme motte de bâche plastique sombre se meut lentement et avec elle la poésie de paysages instables. La beauté est saisissante. Métal liquide aux reflets mordorés, la métamorphose de la chose est continue. Tour à tour apparaissent un monstre, une madone effrayante, une mante encore prisonnière de sa chrysalide, une flamme grandissante. Cela se hisse, se tasse, se tord et laisse transparaitre une vague forme anthropomorphique. Lorsque le mouvement se fige, une forme géométrique a pris le dessus, un carré tout bête couvert d’une simple bâche. La sculpture cinétique sublimée par le travail des lumières d’Arno Veyrat redevient une masse insignifiante.
Les hommes interviennent alors pour tenter de dévoiler l’instigateur du mouvement dissimulé à nos yeux. Quelque chose résiste, le dévoilement se fait attendre mais engendre très vite une étrange comparaison : les agitations de l’homme entré sous le voile sont aussi brouillon que les torsions de la machine étaient fluides. Le choix de l’engin est tout sauf anodin. Pas de robot high-tech ici mais un bras articulé semblable à ceux utilisés depuis les années 70 sur les chaînes de montage automobile, capables d’emprunter six axes différents autour de leur socle. La bâche, somptueuse parure d’un instant devient une boule froissée qui remplace la tête d’un des acteurs et le fait chuter. Le second enfile une cagoule et s’enfonce mystérieusement jusqu’aux s dans ce que nous ne pouvons que nommer la gueule de la machine. Il est manipulé par elle comme plus tard son camarade, déplacé en même temps que les différentes plaques constituant l’estrade. Un instant la machine-mante religieuse se fait féminine, menaçante et dévoreuse à l’instar de l’humanoïde inventée par Fritz Lang et son Métropolis. Elle chasse les hommes de la scène et gronde.
Cet aspect est immédiatement évacué. Sans objet amène à penser une nouvelle distinction entre animé et inanimé, il accompagne toute une pensée scientifique de la définition du vivant. Pas de fantasme terrifiant ou idyllique. Ici, le robot est avant tout un corps mis en action et si, posé sur scène, il perd toute fonction, il acquiert aussitôt, par la grâce du ready made, un statut esthétique.
Tout au long de ce voyage immobile en douce poésie spatiale plutôt qu’en réflexion technologique, le robot est parcouru de gestes. Les corps des hommes et du robot agissent en harmonie. Le bras articulé connait la vitesse et l’ivresse de la lenteur. Infiniment précis, il peut convoquer la lumière et la faire danser sur un miroir, refuge des petits hommes. Il se joue de l’apesanteur et des normes d’échelles. Monumental lui-même, il peut agencer les plaques déconstruites de l’estrade en immense sculpture verticale, reflet mécanique de l’Å“uvre de Richard Serra. Dans le même temps il peut accueillir les corps infiniment petits des interprètes et les mettre en valeur. Comme au cirque, le public s’émerveille de son agilité, tremble de possibles chutes et s’amuse de passes burlesques.
La machine n’est donc en rien sommée de rendre compte des violences ou des forces liées au machinisme. Elle est un acteur, un corps en action, chargée de faire surgir des formes insolites. Douce et entêtée, elle est parfaitement apprivoisée et mise au service de l’artiste. Bras articulé, elle déplace les hommes, les déstabilise mais leur permet surtout des inventions corporelles. Agrès mobile, elle ne s’apparente en rien au cerveau informatique et terrifiant du 2001 de Kubrick ni à la matrice inventée par les frères Wachowski. Elle est utilisé ou plutôt détournée et entre ainsi en art.
Pourtant, elle ne quitte jamais tout à fait le rôle d’outil. Lorsque la bâche devient rideau de scène, elle assume à nouveau le rôle d’éclairagiste. Très beau moment que ces explosions qui surgissent, provoquant des vagues dans ce qui semble un magma noir. Finalement troué en de multiples endroit, il laisse filtrer la lumière, en change la direction plusieurs fois. Au plafond du théâtre des Abbesses, les faisceaux font apparaître des masque humains autant que les étoiles du chapiteau idéal, ciel nocturne. De sa tête multi-tâches, elle découpe une porte d’où émergent nos deux hommes. Masqués admirablement de latex noir, ils semblent désorientés et choisissent d’aller se perdre de l’autre côté du voile, dans les méandres de tôles, de pistons et de câbles.
Au moment du salut, les danseurs et le manipulateur la laisse derrière eux. Elle ne tend pas la « tête » entre les pans de ce rideau créé par elle. Elle reste à sa place, indéterminée.
Dans la surprise de sa danse avec l’homme, le robot industriel a montré une force de présence insensée qui dépasse sans cesse celle des interprètes. Peut-être il y a-t-il encore a trouver du côté du mouvement humain, peut-être la scène du téléviseur n’a pas grande consistance? Il n’empêche que Sans objet fait Å“uvre. A la fois chorégraphique, robotique et sculpturale, cette pièce investit l’imaginaire ; « il nous reste alors à rêver autrement » (Aurélien Bory)
— Conception, scénographie, mise en scène: Aurélien Bory
— Composition musicale: Joan Cambon
— Conseillier artistique: Pierre Rigal
— Lumières: Arno Veyrat