«Entre texte et image, la différence est flagrante». Un constat d’évidence pour dire que ces deux moyens d’expression primordiaux dans nos cultures sont irréductibles l’un à l’autre, sans commune mesure. Mais de l’image-syntagme au texte-image, l’indifférence n’est pas de mise, les rencontres, les coexistences et les alliances, innombrables et protéiformes.
L’ambitieuse manifestation en triptyque (les deux autres expositions se tiennent respectivement au Fresnoy et au Musée d’art moderne de Lille-Métropole) se propose, selon les termes de son commissaire général Régis Durand, de faire un état des lieux des rapports qu’entretiennent ces deux matériaux hétérogènes dans l’art d’aujourd’hui. Huit artistes au Centre national de la photographie, et autant de médiums, de pratiques et d’intentions différentes, des rapprochements peuvent bien être tentés, mais révisables, indéfiniment.
Des modalités similaires de fusion de l’image et du texte sur un même support sont ainsi repérables chez Robert Frank et Melvin Charney. Mais pour mieux en différencier les enjeux. Mots isolés, phrases lapidaires, tracés du bout des doigts sur des vitres embuées, ou manuscrits à même l’émulsion, les textes elliptiques incrustés dans la chair d’images-traces sont autant de cartes postales de l’intime, envoyées au monde par Robert Frank.
A l’inverse, le texte est pléthorique, et public, chez Melvin Charney qui opère par prélèvement compulsif et photographique dans des quotidiens accumulés depuis une trentaine d’années. Les fragments sélectionnés cadrent une photographie et les colonnes de textes qui la cernent, un badigeon d’acrylique gris en émousse la singularité. Melvin Charney les a classés selon les motifs visuels, en séries et sous-séries, qui au mur reproduisent les colonnes imprimées des journaux. Le résultat en est un décryptage de l’état du monde en établissant des connections entre des événements épars et récurrents, et des humains isolés dans leurs souffrances ou dans leurs cellules de (sur)vie.
Le texte (la pensée) et le corps (l’image) sont examinés dans leur indissociablité sémantique et sensible par Annette Ohannessian et Gary Hill. Dans certains films des années quatre-ving, Gary Hill a confronté des corps avec des textes dits ou vus, et construit des projections mentales dans lesquelles images et sons s’articulent selon des formes langagières.
Annette Ohanessian, fidèle à une démarche plus «phénoménologique», a choisi de travailler «sur le motif de la pensée d’un philosophe». Le dispositif, économe et sans effet — l’enregistrement cinématographique direct, en plan-séquence, d’un cours de philosophie, tout au long d’une année scolaire, suivi d’un montage linéaire et condensé —, laisse librement advenir à l’image le mouvement même de la pensée, portée par une voix et un corps singuliers.
Textes et images peuvent être associés pour délivrer des messages sans équivoque. C’est peut-être l’usage le plus commun de leur rencontre. Un peu décalés dans cette exposition (par leur fonction utilitaire même, et leur caractère daté), les films-tracts de Jean-Luc Godard — montages dynamiques de photos et de slogans de mai 68 —, possèdent cette capacité de synthèse fulgurante, et sans nuance, du mot d’ordre, quand textes et images s’ancrent mutuellement dans un discours univoque.
Archi Média investit les dispositifs de la publicité télévisuelle ou cybernétique qui usent de cette alliance redoutable pour en pervertir le discours. Dans une salle au mobilier high-tech, et aux parois d’aluminium réfléchissant, un diptyque est projeté au mur: à gauche, un ordinateur diffuse des informations chiffrées sur une localité fabuleuse, produit d’une utopie de table rase réactionnaire, qui redécouvrirait «la vraie nature de la ville». A droite, un travelling en boucle déroule une succession de maisons individuelles, entourées de pelouses rases, et de malingres bosquets tirés au cordeau.
Tous les charmes de Fabula rasa sont égrenés par une voix suave, et persuasive, en une succession de clips audio. Peu à peu se dessine, par d’infimes écarts de langage, une ville carcérale où règne la délation, où la collectivité se résume à la juxtaposition d’individus conformes et soumis, dont tout corps étranger serait intraitablement voué à l’expulsion.
Ce cauchemar n’est-il pas déjà réalité? Les diptyques de Ken Lum dévident une litanie de clichés (photographies, opinions, situations de détresse), agencés selon une esthétique propre au message publicitaire, dont la répétition, et le flottement sémantique, dessinent en creux la carte paradoxale d’un monde sans territoire, peuplé de ceux pour qui il n’y a plus de chez soi possible : immigrés, réfugiés, exilés, déplacés, pauvres… There is no Place for Home.
Melvin Charney
— Un dictionnaire, 1970-2001. 308 planches. Acrylique sur épreuves argentiques de pages de journaux, montées sur carton.
— La Ville américaine : depuis le pays profond, Kansas, 1977-2001. Pastel gras et acrylique sur une épreuve argentique d’une page de journal, montée sur carton.
— La Ville américaine : vie Saigon, 1977-2001. Pastel gras et acrylique sur une épreuve argentique d’une page de journal, montée sur carton.
— La Ville américaine : Henry et ses amis, Détroit vers 1970, 1977-2001. Pastel gras et acrylique sur une épreuve argentique d’une page de journal, montée sur carton.
— La Ville américaine : Icho Miling et ses amis, Manhattan, 1989, 1977-2001. Pastel gras et acrylique sur une épreuve argentique d’une page de journal, montée sur carton.
— Parabole n°22, La Ville américaine, le projet de Bettery Park City démarre enfin, New York, 1974, 1994-1995. Pastel gras et acrylique sur une épreuve argentique d’une page de journal, montée sur carton.
— The Steel Works, 1993-1994. Pastel à l’huile, acrylique et épreuve argentique à la gélatine, montée sur carton.
Robert Frank
Une trentaine d’œuvres présentées, dont :
— Look Out for Hope, 1979.
— Words (35 mm Tuba on Clotheline), 1975.
— Sick of Good By’s, Mabou, Nov. 1978.
— Fate, Defeat, Hope (Soup, Shoes, Shelter, Strength), 1978.
— What Am I Looking at … / Today is My Daughters’ Birthday, Tokyo-Hokkaido, April 1994.
— Blind Love Faith, 1981.
Gary Hill
— Mouthpiece, 1978, couleur, 1 min.
— Site Recite (a Prologue), 1989, couleur, son stéréo, 4 min.
— Happenstance (Part one of many Parts), 1982-83, noir et blanc, son stéréo, 6 min. 30 sec.
— Mediations (Towards a Remake of Sounding), 1979-1986, couleur, son stéréo, 4 min. 45.
— Why Do Things Get in a Muddle ? (Come on Petunia), 1984, couleur, 32 min
— Incidence of Catastrophe, 1987-88, couleur, son stéréo, 43 min 51 sec.
Jean-Luc Godard/Jean-Pierre Gorin
— Ciné-tract n° 001, Histoire du mouvement étudiant et mise en garde ou Qu’est-ce qu’il fait ?, 1968.
— Ciné-tract n° 002, Poème anonyme d’un étudiant — Mai 1968, 1968.
— Ciné-tract n° 004, La répression (CRS blessé, etc.), 1968.
— Ciné-tract n°005, Mouvement étudiant débouchant sur mouvement ouvrier, 1968.
— Ciné-tract n° 019, « Comme plutôt la vie ». Les barricades amenant la fraternisation, etc., 1968.
— Ciné-tract n°026, « Nous sommes tous des juifs allemands », 1968.
— Ciné-tract n°027, Critique sociale (ironique — parallèle 36 / 68, 1968.
— Ciné-tract n°066, Mexico — Le prix de la médaille — 15 médailles / 200 morts, 1968.
— Ciné-tract n°109, Publicité — Viêt Nam — NON — Droit à la parole — Droit à l’amour, 1968.
Ken Lum
— Ebony Eyes Beauty Salon, 2000. The Shopkeepers Series, Les commerçants. Plexiglas, aluminium laqué, peinture émail, colle, lettres en plastique. 198 x 152 cm.
— Hanoi Travel, 2000. The Shopkeepers Series, Les commerçants. Plexiglas, aluminium laqué, peinture, émail, colle, lettres en plastique. 183 x 183 cm. —Superior Drapery, 2000. The Shopkeepers Series, Les commerçants. Plexiglas, aluminium laqué, peinture, émail, colle, lettres en plastique
— Danny’s Shoe, 2000. The Shopkeepers Series, Les commerçants. Plexiglas, aluminium laqué, peinture, émail, colle, lettres en plastique.
— Grace Chung Financial, 2000. The Shopkeepers Series, Les commerçants. Plexiglas, aluminium laqué, peinture, émail, colle, lettres en plastique.
— Photo-Mirror, 1997. Miroir, cadre et photos.
Memorial.
Soocer Kids.
Reunion Party.
Japonese Lovers.
French Maid.
Summer Bloom.
Boy in Blue Vest.
Sunset.
Dog in the Eye.
— There is no Place like Home, 2000. Impression tramée, collée au mur. 8 panneaux.
Archi media — Fabula rasa, 2002. Installation vidéo.
Antoinette Ohannessian — François Fédier, 2001. Film. 42 mn.