Telles des passages ou des frontières, les maquettes, les objets et les installations de Sandra Aubry et Sébastien Bourg mettent à jour l’insaisissable, les limites du perceptible.
Bettie Nin. Vous travaillez ensemble depuis 2006. Le principe du duo est toujours intrigant: on se demande qui fait quoi, si les tâches sont réparties ou si vous concevez et réalisez vos oeuvres à quatre mains. Qu’est-ce que le duo vous apporte?
Sandra Aubry. Il n’y a pas de paternité. On travaille comme un collectif, énormément dans l’échange. L’un apporte une idée, on en discute et parfois on en arrive à quelque chose de complètement différent.
Sébastien Bourg. En terme de réalisation et de mise en forme de ce qui a été défini, Sandra est plus à l’aise dans l’espace et dans le dessin, et moi dans l’objet. Mais il n’y a pas de rôle figé.
Sandra Aubry. La discussion est la phase la plus longue. Et paradoxalement, plus les objets sont gros et le temps de la discussion long, plus la phase de réalisation est rapide. A l’inverse, plus c’est petit, plus il y a d’expérimentations.
Sébastien Bourg. Nos projets sont hybrides car teintés de nos deux visions. Si un projet est rejeté par l’autre, on le met de côté.
Comment se déclenche chez vous le processus de création?
Sébastien Bourg. Tout peut partir d’une idée, d’une phrase. Nous travaillons beaucoup avec les mots à la source de nos projets. Nos titres sont importants, ils apportent des clés ou au contraire les brouillent.
Sandra Aubry. C’est une question assez difficile, car comme nous sommes deux, chacun apportant ses idées, il y a un certain nombre de projets qui sont mis en attente. C’est donc assez difficile de revenir à la source, à l’essence même de l’idée… Il y a toujours des restes dans lesquels on puise, un embryon qui se trouve quelque part et que l’on va aller chercher.
Sébastien Bourg. Nous travaillons beaucoup de projets en parallèle. Ils se contaminent l’un l’autre et trouvent l’ordre de leurs formulations les uns par rapport aux autres. Notre travail tient souvent du principe de la répétition, de la variation, de l’idée de la reprise.
Vous développez une pensée qui intègre la déconstruction et la reconstruction de signes et d’objets à travers le filtre de votre propre fantasmagorie. Quels sont ces objets qui vous interpellent?
Sandra Aubry. Nous ne sommes pas bloqués dans un registre particulier, mais pour donner une direction, ce serait les objets qui évoquent ce qu’on définit comme l’espace transitionnel: des objets qui ont une symbolique assez forte et qui, en même temps, peuvent avoir différents sens de lecture, qui sont hybrides dans l’essence même de ce qu’ils représentent. Ce sont des objets qui génèrent différents positionnements et c’est avec les différents points de vue qu’ils suscitent que nous essayons de jouer.
Sébastien Bourg. C’est réellement moins les objets qui nous intéressent que la manière de les détourner, en travaillant ces objets ou ces espaces comme des signes.
La majorité de nos pièces ont un effet visuel assez immédiat et sont en apparence assez simples. Nous les traitons pour qu’elles deviennent complexes et proposent des perceptions contraires à la première impression que l’on a pu avoir. Nous voulons saisir leur potentiel de transformation en les figeant dans un instant de ce processus. Nous dirigeons donc naturellement notre travail vers les notions d’absence, de frustration, ou comment remplir ces objets de manque pour en dire le plus avec le moins possible. C’est pourquoi bien souvent nos pièces réclament un aspect assez minimal.
Vous participez souvent à des résidences, à la Galerie L MD à Paris, à l’H du Siège à Valenciennes, au Centre hospitalier Vauclaire de Montpon-Ménestérol, aux anciennes Forges de Belleville, à la Résidence est-nord-est de Saint-Jean Port-Joli, au Canada … Les abordez-vous comme une exposition classique, ou bien le travail in situ fait-il émerger de nouveaux questionnements?
Sébastien Bourg. C’est rare que nous fassions du «pur» in situ. Nous amenons toujours des bribes d’idées qui deviendront ensuite par compromis et adaptation des pièces liées aux lieux qui les accueillent.
Changer souvent de lieu de travail implique une gymnastique à travers toutes les étapes qui mèneront de la déstabilisation à l’adaptation. La question des habitudes, la limite entre l’étranger et le trop familier, fait d’ailleurs partie de nos thèmes. Certains de nos travaux abordent cette question de l’habitude dans la manière de se constituer des repères.
Sandra Aubry. Il y a tout de même des pièces qui naissent du contexte. Par exemple au Canada, certaines sont nées de cette expérience du pays, du fait de l’éloignement vis-à -vis de nos vies respectives… En France, les résidences ont tendance à se ressembler, ne serait-ce que dans l’isolement qu’elles proposent, volontairement ou non. Mais de manière générale, nous restons ciblés sur nos lignes directrices et c’est assez rare que nous fassions des pièces exclusivement pour le lieu d’accueil.
Sébastien Bourg. La résidence est un compromis entre l’artiste et la structure. Nous tenons toujours à ce que les pièces issues d’un espace particulier conservent leur indépendance dans la lecture que nous en aurons lors de leur ré-exposition dans le lieu suivant.
Lors de la résidence au centre hospitalier spécialisé en psychiatrie Vauclaire, Montpon-Ménéstrol, vous avez conçu le Cyclope, une sculpture en granit noir munie d’un oeilleton. Parlez-nous de cette oeuvre et du rapport qu’elle entretient avec un lieu aussi atypique?
Sandra Aubry. Cette forme est une schématisation du crâne. Pas dans un contexte de vanité mais bien dans l’image du crâne et ce à quoi il renvoit. C’est une enveloppe, un contenant, qui nous permet grâce à l’œilleton de voir le contenu. Il y a une dualité d’être en même temps à l’intérieur et à l’extérieur.
Sébastien Bourg. Le petit granit belge est le résultat d’un amalgame de boue et de mollusques à un âge très ancien. Ici l’intérieur est l’extérieur, puisque ce qui le constitue est visible sur ses faces. Le lieu de l’hôpital est bien sûr un lieu de portes, de seuils, d’ouvertures, de fermetures et d’isolement, mais cette idée d’intérieur et d’extérieur se trouvait déjà dans notre réflexion sur les limites. C’était intéressant de compulser cela avec la figure de l’oeilleton, du judas…
Sandra Aubry. … Qui est bien sûr extrêmement présent dans l’hôpital. Cet objet porte une signification lourde et n’a pas la même portée suivant le lieu dans lequel il est installé.
Sébastien Bourg. La relation intérieur / extérieur que l’œilleton établit est totalement inversée à l’hôpital. C’est le résident qui est épié. Ce retournement pose le spectateur dans une position de voyeur, souvent avec amusement. Or dans le contexte de l’exposition à l’hôpital, cet amusement s‘effaçait au profit d’un engagement de la part du visiteur beaucoup plus lourd de significations.
En regardant dans l’œilleton, on s’attend à voir quelque chose de merveilleux, un petit mystère, le coeur même de cette pierre précieuse. Mais il n’y a rien à voir, juste le noir. Le coeur est justement sur sa membrane, sur ses faces, là où sont visibles ces mollusques et l’âge de la pierre. C’est l’idée d’un retournement comme une peau. L’œilleton devient un objet de détournement qui invite à voir dedans et frustre le regard pour mieux le ramener ensuite sur sa surface extérieure.
Vous avez participé à l’exposition «Imaginez maintenant» au Centre Pompidou-Metz. Comment s’est passée la collaboration avec ce musée prestigieux?
Sandra Aubry. Le festival «Imaginez maintenant» intervenait juste après l’inauguration et avait lieu en face du Centre Pompidou-Metz, dans une ZAC complètement vierge, en terre battue, sur laquelle est prévue la construction d’une «ville du futur», un quartier mixte où se côtoient commerçants, entreprises, habitations, etc… Un nouvel urbanisme. La thématique était basée sur le passé, le présent et le futur de cet espace en friche. En fait, sous le sol de la ZAC, se trouvent les vestiges d’un vieil amphithéâtre gallo-romain. Sur les bases de ce passé enterré, il y avait cette idée du présent avec le nouveau musée, créant le lien avec le futur quartier.
Il était important de s’appuyer sur ce contexte patrimonial existant et à venir. Nous avons donc présenté That’s all, folks, un carton géant retourné posé face au nouveau musée. La sculpture était ouverte sur deux faces opposées et les visiteurs la traversaient en passant sous une grotte blanche stylisée. Il y avait un petit clin d’oeil à l’inauguration, un musée à peine déballé. La grotte incarne le premier lieu d’exposition, les prémices de l’art, la première galerie. Grotte et carton compulsent deux univers dans une image d’un musée potentiellement mobile. L’esthétique «parc d’attraction» de cette sculpture-installation et son titre se prêtaient bien aussi à ce type d’évènement, entre exposition et manifestation ludique.
Pour votre résidence actuelle à la galerie L MD, vous avez choisi de repenser des oeuvres antérieures. Pourquoi et quelles oeuvres en particulier?
Sandra Aubry. L’idée était de travailler sur deux pièces existantes, le Cyclope et les puzzles No signal et More no signal, comme les bases d’un essai de reprises et de variations sur notre travail. Nous avons une pratique du dessin que nous ne montrons jamais et qui nous sert dans la phase préparatoire de nos projets.
Nous voulions mettre en place un procédé inversé en retravaillant en 2D des volumes déjà réalisés. Il ne s’agit pas de montrer le temps des croquis mais de revisiter en 2D — sous forme de dessins, de collages — les notions fortes de ces deux pièces.
Sébastien Bourg. Le projet prétexte de cette résidence a par conséquent un peu évolué et les dessins ont pris de plus en plus leur autonomie. Nous allons réaliser deux séries de dessins et de collages, toujours dans cette idée de revisiter des oeuvres antérieures, mais en confrontant assez librement des images et des thèmes récurrents.
Vous évoquez souvent «l’espace transitionnel». Est-ce pour vous une topologie, c’est-à -dire un lieu physique, ou plutôt un concept?
Sébastien Bourg. C’est un espace au sens large. On utilise ce terme car il a une forte connotation dans différents domaines.
Sandra Aubry. Il vient de la psychanalyse et du terme «objet transitionnel». On l’a adapté, en parlant d’«espace transitionnel», dans notre pratique du volume, de la perspective et de l’espace. On le transpose dans une notion qui est à la fois tridimensionnelle et temporelle.
Sébastien Bourg. Nous avons nommé très tôt cette notion car elle définit assez bien nos directions. L’espace transitionnel est un terme générique qui nomme les écarts, ce qu’il y a entre les choses, les transformations et les absences entre deux états, entre deux opposés.
Sandra Aubry. C’est tout le côté insaisissable et infime qui se situe à la frontière des contradictions, qu’elles soient plastiques, conceptuelles, spatiales, identitaires,…
Sébastien Bourg. Nos travaux sont des symptômes de l’espace transitionnel, dans le sens où ils essayent de l’incarner le plus possible.
Vous concevez des maquettes de micro-architectures: la Scène, Couloir 1 Euclide, Mise en abîme… Quel rapport entretenez-vous avec l’architecture et avec l’installation?
Sandra Aubry. L’écart entre la maquette et l’installation est à lui-même un espace transitionnel. C’est le rapport de l’écart entre l’échelle 1 à l’échelle de la main. On passe d’une projection mentale dans la maquette à une déambulation physique, une immersion dans l’installation. Il nous arrive d’exposer à la fois des maquettes et des réalisations à l’échelle 1 en jouant sur ce double positionnement.
Sébastien Bourg. Nos maquettes sont parfois des objets de travail, de recherches, mais pas forcement de futures réalisations à l’échelle 1. Elles fonctionnent alors très bien comme objets de projection. La maquette crée du lien tout de suite, il y a un côté enfantin, fascinant, un rapport au jouet, au petit espace que l’on domine et dans lequel on peut facilement se projeter.
Sandra Aubry. Même si l’architecture, c’est du dessin, de la construction, de la projection, des squelettes, des revêtements, des espaces ouverts, fermés, etc… ce qui nous intéresse n’est pas tant l’architecture que l’espace construit constitué de seuils et de passages, qu‘il soit physique ou mental.
Sébastien, avant tes études aux Beaux-arts de Rennes, tu as obtenu une Maîtrise de Lettres Modernes. Vos détournements de signes procèdent souvent de la métaphore. La littérature, la poésie, la philosophie vous influencent-elles?
Sébastien Bourg. J’y suis sensible. Moins pour la question poétique, mais j’ai appris à manier diverses sciences humaines comme des outils menant à l’analyse. Cela offre un jeu de filtres qui permet d’aborder un même thème sous différents angles.
La notion de signe nous intéresse en tant que verbe matérialisé, à qui on donne une chair. Nous avons souvent un lien au langage verbal à travers nos titres qui sont même parfois bavards, mais il s’agit plus de slogans que d’un véritable langage poétique.
Le langage est un système utilitaire avant que d’être poétique. Le parallèle avec notre travail plastique se situe peut-être dans le détournement que nous opérons souvent sur des objets/espaces existants qui ont une utilité propre. C’est le potentiel de cette utilité. Le rapport que nous entretenons avec, à travers des apprentissages et des automatismes, devient un espace qui peut se complexifier et se troubler. La métaphore quant à elle est un des outils d’une palette bien plus grande.
Vous exposez dans des lieux qui ne sont pas toujours institutionnels: des hôpitaux, des écoles, des jardins, etc… Dans votre travail, les frontières entre les arts deviennent floues: graphisme, architecture, design, littérature, tout se mêle. Fluxus vous inspire-t-il?
Sandra Aubry. On ne se rattache à aucun mouvement particulier. Certains artistes revendiquent une appropriation ou un lien très fort à tel courant ou à tel regard. Ce n’est pas notre manière d’envisager les choses. Notre travail est une forme d’hybridation, on le nourrit de tout… à l’image de notre époque où tout se brasse et se mêle.
Et l’humour?
Sandra Aubry. L’humour participe du décalage: il y a souvent plusieurs degrés de lecture et une facture ludique mais qui vient soulever un propos plus lourd, voire plombant. Nous jouons de cette contradiction.
Sébastien Bourg. Le risque dans ce genre de démarche — et ce que l’on essaie d’éviter à tout prix — est de tomber dans la blague et l’anecdotique.
Que pensez-vous de la place de la Culture en France et des moyens mis en oeuvre pour l’émergence des jeunes artistes?
Sandra Aubry. C’est assez contradictoire. Il y a parfois des budgets énormes déployés pour les jeunes artistes, en dépit du reste. Il y a une volonté de montrer sans pour autant en retour rémunérer convenablement les plasticiens. On peut parfois avoir l’impression d’être là seulement pour animer, pour faire vivre un lieu ou une institution, le résultat semblant importer moins que ses acteurs.
Sachant bien sûr que beaucoup de jeunes artistes sont au RSA, alors qu’ils travaillent quotidiennement… Les sommes engagées dans les productions et la rémunération des autres corps de métier sonnent un peu en décalé.